“Permettre à chaque génération de réaliser son potentiel, pour satisfaire ses besoins, dans les limites des capacités de la planète, sans compromettre la possibilité pour les générations futures de faire de même.”
La définition du développement durable a été popularisée par le rapport Brundtland, intitulé officiellement “Notre Avenir à tous” et publié en 1987. Cela fait bientôt 30 ans. Pourquoi une génération entière n’a-t-elle pas suffi pour inscrire ce concept dans tous les cœurs, les mentalités, les cultures, les investissements publics et les chaînes de valeur des entreprises de toutes tailles ? Où avons-nous fait fausse route et comment y remédier ?
Promouvoir la durabilité du développement a toujours été un défi, surtout en dehors des cénacles des « déjà convertis et convaincus », en particulier avec mes auditoires de prédilection : les jeunes et les entrepreneurs. Pourquoi cibler ces groupes dans notre quête de durabilité ? Parce qu’ils sont motivés par le potentiel et l’espoir, et sont ainsi les agents de changement essentiels à chaque génération pour la transition vers des modes de production et de consommation plus durables.
La définition du rapport Brundtland – “Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs” – est centrée sur la notion de « besoins ». Pourtant, au lieu de générer des systèmes de production et de consommation plus responsables, elle n’a engendré qu’un consumérisme encore plus débridé à tous les niveaux. Et si le problème prenait sa source dans cette définition, ou du moins dans la façon dont elle a été reçue et interprétée ?
La Conférence Stockholm+50, tenue à l’occasion du 50ème anniversaire de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain en 2022, a permis de reconsidérer les fondements de notre quête de durabilité. Cependant, je pense que notre définition basée sur les besoins n’est plus adaptée au XXIe siècle, l’âge de la connaissance.
Pourquoi?
En mai 2022, lors d’une intervention devant un parterre d’étudiants et de professeurs d’une prestigieuse école de commerce européenne j’ai choisi de redéfinir le développement durable comme celui consistant à “permettre à chaque génération de réaliser son potentiel, pour satisfaire ses besoins, dans les limites des capacités de la planète, sans compromettre la possibilité pour les générations futures de faire de même”.
Depuis la publication du rapport Brundtland en 1987, des efforts ont été faits pour orienter le monde vers un développement durable via diverses conventions et objectifs mondiaux, y compris les OMD puis les ODD. Cependant, ces efforts ont largement échoué. Le développement économique et le progrès social se font souvent au détriment de la nature et de l’environnement. Malgré la rhétorique autour de la durabilité, notre modèle de développement actuel continue de favoriser le consumérisme et l’exploitation des ressources naturelles au-delà des limites de la nature.
Il y a 5 ans, le Secrétaire Général de l’ONU a écrit dans son avant-propos du rapport 2019 sur les ODD:
“L’environnement naturel se détériore à un rythme alarmant : les niveaux de la mer montent ; l’acidification des océans s’accélère ; les quatre dernières années ont été les plus chaudes jamais enregistrées ; un million d’espèces végétales et animales sont en danger d’extinction ; et la dégradation des terres continue sans relâche. Nous avançons trop lentement dans nos efforts pour mettre fin aux souffrances humaines et créer des opportunités pour tous : notre objectif d’éradiquer l’extrême pauvreté d’ici 2030 est menacé alors que nous luttons pour répondre à la privation enracinée, aux conflits violents, aux vulnérabilités et aux catastrophes naturelles. La faim dans le monde est en hausse, et au moins la moitié de la population mondiale n’a pas accès aux services de santé essentiels…”.
Le tableau des 5 dernières années est encore plus alarmant que ce constat.
Ceci est en grande partie dû à la manière dont nous définissons le développement durable, qui détermine à son tour notre approche pour l’atteindre. Cette définition n’est plus adaptée au XXIe siècle, l’ère de la connaissance.
Analyse de la définition de Brundtland
La définition de Brundtland est centrée sur les besoins humains. Cependant, ce que l’on entend par « besoins » est souvent peu explicité ou entaché de malentendus. On peut se référer à la pyramide de Maslow pour une compréhension des besoins humains, qui suivent une hiérarchie allant des besoins physiologiques fondamentaux aux besoins d’accomplisement de soi. Les discussions et actions autour du développement durable tendent à se concentrer sur les besoins à la base de la pyramide – besoins physiologiques et de sécurité – en négligeant souvent les besoins au sommet – estime de soi et auto-actualisation.
En outre, la définition de Brundtland ne traite pas explicitement du rôle de la nature et des services environnementaux. Il est implicite dans la référence aux besoins des générations futures. Cependant, le principe n°1 de la Déclaration sur l’environnement et le développement de la Conférence de Rio de 1992 stipule : « Les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature. »
Analyse de la définition basée sur le potentiel
La définition basée sur le potentiel part du principe que se concentrer uniquement sur les besoins humains fondamentaux est fondamentalement déresponsabilisant. L’expérience montre que tous les niveaux de la pyramide peuvent être atteints en parallèle, quelles que soient les circonstances socio-économiques d’une personne. Les gens sont les agents du changement dans la réalisation du développement durable – c’est en leur permettant de réaliser leur plein potentiel qu’ils peuvent assumer la responsabilité de gérer le potentiel de la nature de manière durable.
Comment atteindre la durabilité sous le paradigme du potentiel
Les liens entre le potentiel humain, les capacités de la nature et les limites planétaires sont intrinsèques, mais l’issue optimale de la responsabilisation humaine menant à une gestion durable de la nature n’est pas automatique. Plusieurs éléments sont nécessaires pour permettre un cycle vertueux où les gens réalisent leur potentiel en gérant les ressources de la nature sans compromettre la capacité des générations futures à faire de même :
Un leadership Ubuntu visant à libérer le potentiel des individus et des communautés, en relation avec les capacités de la nature, afin de concevoir des systèmes de gouvernance facilitant la durabilité. Ubuntu est un concept philosophique africain qui signifie “Je suis parce que nous sommes”. Il met en avant les valeurs de l’interconnexion humaine, de la compassion, du respect et de la communauté et souligne l’importance de la solidarité et de l’entraide dans la construction d’une société harmonieuse et juste.
Une éducation et un développement personnel centrés sur l’entendement que la raison d’être de l’individu participe de celle de sa communauté locale et globale pour partager le bien commun;
Des systèmes de gouvernance qui récompensent les résultats pour le bien commun – une prise de décision responsable, inclusive, dynamique et évolutive;
Des incitations qui permettent d’aligner les intérêts individuels avec les intérêts collectifs/sociétaux et ceux de la nature dans le cadre des limites planétaires.
Rôles et responsabilités des différents acteurs dans la réalisation de la durabilité
Pour qu’une société devienne durable, chacun de ses citoyens, institutions et entreprises doit prendre des décisions durables bien informées. Pour gouverner le progrès, nous devons passer du concept politique largement accepté de « contrat social » à un « contrat de durabilité » pour tous les acteurs impliqués dans les systèmes de gouvernance de la société.
Il nous faudra :
Revisiter le concept de durabilité du développement et réfléchir à ce qu’une définition basée sur le potentiel changerait pour chacun des piliers du développement durable et comment une telle définition pourrait influencer l’intégration systématique de l’écologie dans toute initiative humaine;
Considérer ce que les leçons tirées des succès et des échecs passés nous enseignent sur la motivation humaine autrement dit sur ce qui pousse les êtres humains – individus et entreprises – à viser la durabilité.
Examiner comment cela modifiera :
Les systèmes de gouvernance et leurs politiques publiques et institutions;
Les initiatives et investissements publics et privés.
En révisant notre approche et notre définition du développement durable, nous avons l’opportunité de changer de paradigme et d’obtenir des résultats plus convaincants pour réaliser les objectifs souhaités.
Comment générer la conscience collective nécessaire pour répondre aux crises existentielles de l’humanité et comment l’Afrique pourrait-elle mieux y contribuer ?
La conscience collective, en mettant l’accent sur l’identité partagée, la compréhension mutuelle, la mémoire collective, les interactions dynamiques et l’adaptabilité, offre un cadre puissant pour aborder la polycrise de notre époque. En favorisant l’unité, l’empathie et la coopération efficace, elle peut aider les communautés et les sociétés à naviguer à travers les défis complexes et interconnectés que nous rencontrons, construisant ainsi un monde plus résilient et équitable.
Avec sa riche diversité culturelle, ses traditions communautaires et ses expériences uniques, l’Afrique peut apporter des contributions significatives à la construction de la conscience collective pour faire face aux défis mondiaux de notre époque. Voici quelques moyens par lesquels l’Afrique peut contribuer :
Adopter et Promouvoir la Philosophie d’Ubuntu
En incarnant et promouvant l’Ubuntu à l’échelle mondiale, l’Afrique peut encourager un plus grand sens d’interconnexion et de responsabilité mutuelle. Cette philosophie peut favoriser la solidarité et la coopération mondiales pour faire face aux crises telles que le changement climatique, la perte accélérée de la biodiversité, les pandémies et les inégalités sociales.
L’héritage culturel riche de l’Afrique, ses valeurs communautaires et son esprit innovant la positionne de manière unique pour contribuer à la construction de la conscience collective à l’échelle mondiale. En adoptant et en partageant ses philosophies, ses connaissances traditionnelles, ses initiatives communautaires et ses processus décisionnels inclusifs, l’Afrique peut offrir des perspectives précieuses et des solutions pratiques pour relever les défis interconnectés de notre époque.
Par l’engagement actif, la collaboration et l’échange culturel, l’Afrique peut aider à promouvoir une communauté mondiale plus unie, empathique et résiliente, plus durable.
Par Luc GNACADJA
Président de GPS-Development
Ancien Secrétaire exécutif de la Convention des Nations Unies sur la Lutte Contre la Désertification
Ancien Ministre de l’Environnement, de l’Habitat et de l’Urbanisme du Bénin