Les effets du changement climatique ont exacerbé la vulnérabilité des jeunes et des enfants vivant dans les milieux lacustres, comme à Sô-ava, une commune du Bénin. Dès l’âge de 7 ans, ces êtres innocents bravent le froid, l’insalubrité, le courant d’eau et les espèces aquatiques parfois dangereuses, pour se rendre dans les établissements d’enseignement.
Félicienne HOUESSOU
Sô-ava le 3 juin 2022. Il est 8h13 minutes. Lukman Koudédo, élève en Cours préparatoire niveau 2 (CP) à l’Ecole primaire publique de Ganvié 2, doit se rendre à l’école malgré la fine pluie qui s’abat sur la localité. Mais il ne trouve pas de pirogue. Il se jette à l’eau, le sac sur la tête. Le jeune garçon de 13 ans nage pour rejoindre son école, dans l’espoir de trouver une pirogue en cours de route. « Mes parents n’ont pas de pirogue. Pour aller à l’école, je fais de l’auto-stop et je passe de pirogue en pirogue pour rejoindre l’école. Au retour, je fais la même chose. Parfois je ne trouve pas de pirogue tout le long du trajet », confie-t-il l’air perplexe. Sa petite taille, son petit corps, laissent à peine deviner son âge. Le regard plein de tristesse, il laisse entendre, « je n’ai pas vite commencé l’école car à chaque rentrée, il y avait la crue et maman me dit que je suis encore petit pour subir tout ça ». Selon Marguerite Akuahoué, mère de Lukman Koudédo, écolier au CP à l’âge où la plupart de ces camarades sont au Cours Moyen ou cours secondaire, les crues sont à l’origine de l’inscription tardive de son enfant à l’école. « Mon fils n’a jamais redoublé. Il a commencé l’école à 11 ans. Qui peut laisser son enfant braver cette rivière pour aller à l’école ? Surtout quand-on sait ce qui se passe aujourd’hui avec les crues massives qui ne préviennent même pas », s’interroge Marguerite Akuahoué.
Comme dans la famille de Lukman Koudédo, nombreux sont ces ménages qui n’ont pas de pirogue dans la cité lacustre de Sô-ava. Sabine Akononzo, candidate à l’examen du Certificat d’Etudes Primaires (Cep) et vivant sur la terre ferme dans le centre-ville, traverse l’eau à pieds pour se rendre dans son école. En période de crue massive, ce qui est récurrent ces dernières années, la jeune fille se met à la nage. « J’enlève l’uniforme et arrivée à l’école, je me change puis je m’habille. Dans ces cas, je suis souvent en retard. Lorsque la crue atteint un niveau, je reste carrément à la maison. Mais je ne suis pas seule dans le cas. En période de grande crue, le maître nous comprend. Il ne dit rien », explique la jeune adolescente qui ne sait pas encore qu’elle aura à gérer des situations plus complexes.
Sa voisine de quartier, Seki Chantal, en 4ème est plus habituée. Braver la rivière ne lui fait plus peur même en période de crue massive. En revanche, les exigences particulières liées à son genre la laissent face à d’autres challenges : nager pour honorer le rendez-vous scolaire étant en menstrues ? Equation difficile à résoudre. De toute façon, pour Chantal Seki, la réponse c’est : ‘’pas question’’. « L’école est un peu loin d’ici. La pirogue est à 200 Fcfa l’aller-retour. Sauf en période d’examen, les parents refusent d’assumer les frais de déplacement. Quand je suis en menstrues je reste à la maison », laisse entendre la jeune fille la tête baissée. Face à la difficulté, Gilberte Kpossou, une élève en classe de première au cours secondaire et vivant sur la terre ferme au centre-ville, a choisi sa méthode pour suivre les cours. « En période de crue massive, l’eau m’arrive à la taille. J’ai le ventre dans l’eau. Donc je vais seulement aux cours qui sont très importants », confie-t-elle.
Des conséquences sanitaires certaines
Parents et enfants se plaignent des conséquences sanitaires qui ne sont pas des moindres. L’idéal pour eux, est de rester dans les appartements où des espaces plein air qui sont soutenus par les pilotis. Des pirogues ou barques devraient être mises à leur disposition pour leur faciliter la mobilité. Ces moyens de déplacement faisant défaut, les enfants se retrouvent livrés à divers maladies. « En période de crue, les enfants contractent beaucoup de maladies comme la diarrhée, le choléra et le paludisme », se lamente Richard Agossou, père de famille et vivant à Dokodji, un village de Sô-ava.
Anselme Zanoudaho, candidat au Baccalauréat A2 confie qu’en marchant dans l’eau, il a été plusieurs fois blessé par des tessons de bouteilles cassées et autres objets. « Mais je n’ai pas le choix. Je dois faire le sacrifice pour avoir mon Bac et quitter ici », laisse-t-il entendre. Au-delà de ces risques sanitaires, l’insalubrité grandissante est un autre phénomène qui vient empirer la situation. Bernadette Avléssi, mère de famille, vivant à Ganvié 2 se plaint : « cette période est davantage difficile pour les ménages qui n’ont pas de pirogue. Surtout que rare sont les ménages qui ont de latrines. Beaucoup font leurs besoins dans l’eau et les enfants vont nager dedans ». Un manque total d’hygiène qui ne tarde pas à se sentir dans le rang des riverains et particulièrement les apprenants. Chantal Seki parle de ce qu’elle endure en bravant la crue sans pirogue : « durant toute la période, je me retrouve à gratter le corps. A la fin de la crue, j’ai des plaies aux orteils. Sans oublier les infections sexuelles qui sont récurrentes ».
Les spécialistes de la santé confirment
Pour Aurèle Aïtchédji, directeur du Centre médical Saint Joseph de Sô-Tchanhoué, village de Sô-ava, la transmission du paludisme est continue tout au long de l’année, avec une recrudescence en période de pluie parce que ces nouveaux gîtes larvaires sont créés en temps de pluie et sont imputables à la population elle-même. « Les parents, à la survenue des premiers signes pensent qu’ils peuvent traiter et font l’automédication, pensent que l’enfant s’en trouve guéri et quand l’enfant a des crises, ils l’emmènent en consultation mais c’est déjà les complications d’un mal qui sévissait déjà depuis un certain nombre de jours… Et quand ça survient comme ça, surtout les cas graves à forme anémique, c’est beaucoup plus la transfusion. Fort heureusement nous abritons une banque de sang dans notre centre et on est desservi par l’ANTS », se désole-t-elle.
Dr Akouehou Olympiade, responsable du dispensaire du Centre médical Saint Joseph de Sô-Tchanhoué, arrondissement de Vekky martèle que dans la population malade il y a les enfants, puis viennent les adolescents, des femmes enceintes en nombre important, avec des cas de paludisme grave. De plus, souligne Aurèle Aïtchédji, « on rencontre des affections liées au péril hydrique, parce que tout le monde n’a pas accès à l’eau potable. Il y a la natation qui constitue leur sport de prédilection et donc il y a les allergies cutanées, il y a les dyspnées, toutes sortes d’allergies. Il y a des cas de malnutrition mais c’est chez les enfants qu’on les enregistre le plus souvent ».
Les enseignants ne sont pas du reste !
Instituteur à Ganvié 1, Marcel Hounga se souvient d’un deuil qu’il ne pourra jamais oublier. En effet, ce dernier a perdu un de ces collègues y a quelques années, mort noyé. Le mardi 25 novembre 2014 « alors qu’il se rendait au travail à bord d’une pirogue, le collègue a trouvé la mort par noyade quand l’engin flottant qui le transportait a chaviré », se souvient-il. Suite à ce drame, les éducateurs de la localité avaient protesté contre l’inaction des autorités en ce qui concerne les dispositions qu’il faut prendre pour leur faciliter le déplacement. Dans leurs réclamations, on notait des gilets de sauvetage et des barques motorisées. A l’en croire, même les salles de classe sont inondées dans certains établissements.
« Ici, bien que ce soit sur la terre ferme, sans pirogue, c’est impossible de venir en classe quand la crue est importante. Les courants d’eau sont forts et même avec les pirogues des parents refusent d’envoyer les enfants du cours primaire. Ce n’est pas rare de voir ces pirogues se retourner quand le courant d’eau est fort », explique Marcel Hounga. Aussi, se plaint-il de ce que, la rentrée commence en septembre sur tout le territoire national alors que dans les zones lacustres, la rentrée coïncide avec la période de crue. Conséquence, les établissements restent quasiment vide jusqu’en novembre. « Quand l’eau rentre dans les salles de classe, c’est l’arrêt total des cours. Nous essayons au mieux de rattraper les retards chaque année. Mais ce n’est pas sans conséquences sur les résultats ».
Des résultats scolaires en baisse, les parents impuissants
Les souffrances endurées par les apprenants de la cité lacustre en période de grande crue ne sont pas sans conséquences sur les résultats scolaires. Après avoir pris l’habitude de sécher les cours dans ses périodes de menstrues, Chantal Seki a perdu plusieurs années. Cette année encore, elle reprend la 4ème. Son père, Rémi Seki reconnaît une part de responsabilité quant à l’irrégularité de sa fille au cours. « La responsabilité est partagée donc je ne peux pas la sermonner en vain. Je n’ai pas les moyens pour payer 200 Fcfa par tête à mes 4 enfants pour leur déplacement en plus du petit déjeuner », avoue le père de Chantal Seki.
Du primaire au secondaire, les résultats parlent d’eux-mêmes. Pour preuve, l’examen blanc national du Certificat d’Etudes Primaires (CEP) de mai 2021, les statistiques du département de l’Atlantique révèlent que la circonscription scolaire de Sô-Ava a enregistré un taux de réussite de 38,83%. Selon la Direction des examens et concours, sur les 1.536 candidats qui ont composé, 38, 83% des candidats ont réussi à tirer leur épingle du jeu contre 74,34% dans la circonscription scolaire d’Abomey-Calavi.
Barnabé Ahissou, pêcheur reconverti en conducteur de barque est aussi un père de famille vivant à Ganvié1. Selon lui, pour des parents qui sont pour la plupart des pêcheurs en détresse à cause des changements climatiques, il est presque impossible de supporter toutes les charges à savoir les fournitures scolaires, le petit-déjeuner et les frais de déplacement. « Avant on vivait uniquement de la pêche et personne ne se plaignait. Aujourd’hui, tu peux faire une journée sans trouver de poissons pour 200 Fcfa. Comment subvenir aux charges avec ça ? », se questionne-t-il. Par ailleurs, avoir une pirogue n’est pas chose aisée pour la plupart d’entre eux. Le prix de la pirogue varie de 100.000 Fcfa à 300.000 Fcfa. Une petite pirogue coûte 100 mille et garde 5 personnes au plus.
Pour Florent Kouhouénou, président de l’Ong ASOTO, beaucoup de parents donnent 100 Fcfa aux enfants comme argent de poche alors que les conducteurs de pirogues prennent jusqu’à 200 Fcfa. « C’est une population très pauvre. Il y a même des moments où nous nous voyons dans l’obligation de donner des fournitures scolaires aux enfants et même des vivres », martèle-t-il.
Crue massive, crue surprise… l’environnement change !
La crue est une forte augmentation, un accroissement du débit et de la hauteur d’eau en écoulement d’un fleuve, d’une rivière, d’un cours d’eau. Pour les populations vivant en milieu lacustre, la crue est normale. Mais parfois, la pluviométrie peut décider de faire de ce phénomène naturel un cauchemar pour les ‘’pourtant habitués’’. Tel en est le cas en 2010 avec une crue inédite. Un événement gravé dans les mémoires. Avléssi Bernadette, vendeuse de galettes à Ganvié se rappelle : « tout a basculé à partir de la grande crue de 2010. Ma maison qui était assez haute pour résister quelle que soit la crue a été inondée. J’ai dû faire le ‘’kpèkpè’’, une sorte de lit beaucoup plus haut qui coûte environ 80.000 Fcfa ».
L’environnement lacustre pose un défi important en matière de santé publique et d’éducation, notamment d’accès aux soins de santé et aux écoles. De plus, depuis cette grande et étonnante saison de pluie survenue en 2010, plus rien n’est normal à Sô-Ava. Chaque année, la crue est soit massive, soit précipitée. Des gens sont obligées de fuir la localité pour migrer vers Abomey-Calavi, Cotonou et beaucoup plus au Nigéria.
En perte d’emploi, les pêcheurs se sont très vite reconvertis dans d’autres secteurs qui ne sont pas sans conséquences sur l’environnement. « Les collègues ont commencé par vendre le sable de la rivière Sô et du lac et la situation s’est empirée. En vendant le sable au Nigéria et un peu partout, ils ont fini par creuser le lac qui a commencé par s’appauvrir parce qu’il est devenu trop profond. A cause de l’ampleur de cette activité, beaucoup d’espèces comme les poissons ont disparu », indique Barnabé Ahissou.
A en croire le pêcheur reconverti en conducteur, un pêcheur pouvait gagner entre 20.000 Fcfa et 50.000 Fcfa par jour avec la pêche. Car, avec une petite pluie, les poissons affluaient. Tout a basculé aujourd’hui. Cependant, il énumère quelques changements qui se font remarquer et qui mettent à mal son activité principale : « Avant il y avait une plante qui vient annoncer l’arrivée de la période des grandes pêches, des moments où nous avons beaucoup de poissons. Cette plante nous l’appelons ‘’toflo’’ qui veut dire ‘’productivité du lac’’. Mais depuis l’avènement de la jacinthe d’eau, c’est difficile d’avoir les poissons. C’est pourquoi nous l’avons surnommée ‘’Togblé’’ qui signifie ‘’le lac est gâté’’ ». Selon Barnabé Ahissou, la quarantaine environ, les changements naturels ont commencé par agir sur les activités de pêche avec la crue massive de 2010, la rareté des poissons, l’inondation des champs, la salinité de l’eau et l’apparition de de la jacinthe d’eau.
Des actions, une goutte d’eau dans la mer
Des organisations de la société civile et quelques personnalités politiques ont apporté assistance à ces populations les années antérieures. La Fondation Claudine Talon a octroyé 5 barques motorisées qui ont été mises à disposition des enseignants. « On allait au cours à 9h alors que les programmes sont les mêmes dans tout le Bénin et les épreuves lors des examens aussi. Mais avec les 5 barques, la situation s’est améliorée de notre côté », renseigne Marcel Hounga, un enseignant. De même, le conseiller communal, Eric Lokossou, précise que la mairie a également octroyé deux barques aux enseignants. « Les besoins sont colossaux. La mairie n’a pas les ressources nécessaires pour y faire face. Les ressources de la mairie sont limitées », avoue André Oussou Todjè, ancien maire, actuellement conseiller communal.
De son côté, Florent Kouhoué de l’Ong ASOTO dit avoir offert, en partenariat avec une association Suisse, 12 pirogues aux enfants de Sô-Ava en 2020. « Ces pirogues ont été mises à disposition des enfants avec quelques gilets de sauvetage. Dans l’attribution des pirogues nous priorisons les enfants qui travaillent bien. Il y a le titulaire et le suppléant. Les deux vont à leur tour remorquer 3 autres enfants pour qu’ils fassent 5 enfants par pirogue », fait-il savoir. Les défis du changement climatique dans les milieux lacustres sont de taille et nécessitent des moyens. La pluviométrie de 2010 est la preuve que les catastrophes peuvent subvenir à tout moment. Comme le dit Matthieu 24:36, « pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait…» ; mais des vies restent à préserver.