Secrétaire permanent du Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes (réseau CADTM/Afrique) qui lutte pour une meilleure gestion de la dette en Afrique, Broulaye Bagayoko appréhende la question de la dette sous plusieurs angles. Il en parle dans cette interview.
La notion de la dette en Afrique, que comprendre ?
Je dois vous dire d’entrée que la dette dans ce contexte est l’ensemble des emprunts contractés par un Etat en vue de financer les actions de développement qui n’ont pas pu être prises en charge par le budget national. Elle est libellée en devises et il y a différents concepts qui sous-tendent cette dette-là. Il y a la dette intérieure privée et celle extérieure privée. Il y a également la dette intérieure publique exactement. Et il y a d’autres notions qui sous-tendent également la dette coloniale, la dette de sang, la dette illégitime, illégale, odieuse et insoutenable.
En quelques mots, essayez d’aborder ces différents concepts relatifs à la dette. Quand on parle de dette de sang, de quoi parle-t-on ?
Dette de sang, tout le monde se souvient de l’histoire des tirailleurs sénégalais. Ce sont nos grands- parents, nos aïeux qui sont allés en France pour libérer la France sous la domination allemande, la domination en Asie et donc, beaucoup ont perdu la vie. Dans cette guerre, Hitler disait que si ce n’était pas les Africains, il allait mettre la France dans une bouteille et l’aurait jetée dans l’océan. Donc aujourd’hui, nous, nous sommes morts pour libérer cette France-là. C’est ça la dette de sang qui doit être remboursée aujourd’hui aux pays africains.
La dette coloniale, qu’est-ce ?
Vous savez que le colonisateur s’est endetté pour venir coloniser les pays africains. Et quand les pays africains ont demandé l’indépendance et qu’ils l’ont obtenue, le pays colonisateur a légué aux pays nouvellement indépendants, la dette qu’il a contractée pour venir coloniser les mêmes pays. Donc disons que cette dette a pu profiter aux pays colonisateurs et non aux pays colonisés et doit être simplement annulée.
Comment est-ce qu’on perçoit de façon tangible, la dette coloniale ?
Dans les faits, vous allez constater qu’il y a eu certains bâtiments, il y en a qui les appellent »les bâtiments coloniaux », ces bâtiments qui ont été construits par le colonisateur. Ils se sont endettés pour venir construire ces bâtiments mais dans leurs propres intérêts, parce que ce sont eux qui géraient nos États et nos économies. Toute notre économie leur appartenait pendant la colonisation et quand nous avons eu le droit de réclamer nos indépendances, c’est en ce moment qu’ils ont laissé ces dettes-là à notre charge. Pensant que les bâtiments qui sont là, la dette a servi à construire ces bâtiments et qu’ils nous laissent ces bâtiments pour que nous les exploitions. Alors que ces bâtiments ont profité à eux, non pas à nous.
Quand vous parlez de la dette de sueur, de quoi s’agit-il ?
La dette de sueur, c’est par rapport à l’esclavage. Vous savez, l’histoire du commerce triangulaire où on venait prendre nos grands-parents et nos aïeux pour les échanger contre les objets etc… Ce sont nos parents-là qui ont construit l’Occident, qui ont construit les États-Unis, l’Europe dans des conditions inhumaines et quand on parle de droit de l’homme, ils sont maltraités. C’est comme s’ils n’avaient aucun droit. Même s’ils sont malades, ils travaillent. Vous voyez ici au Bénin où il y a la porte du non-retour. Ils sont allés et ils ne sont pas revenus. Ils ont construit l’Europe, l’Occident. C’est ça la dette de sueur.
Dette de libération, vous en parlez aussi. De quoi retourne-t-elle ?
La dette de libération, je disais tantôt que nous sommes allés combattre pour libérer certains pays Européens en l’occurrence, la France. Il y en a qui parle maintenant de dette de libération. On a des appellations différentes.
Participer à la libération de la France est aussi un endettement contracté ? Mais par qui ?
C’est précisément contracté par la France parce que c’est une dette immense. La France ne pourra jamais rembourser l’Afrique. Récemment dans les conflits Maliens, lorsqu’elle disait qu’elle a perdu une cinquantaine de soldats sur le territoire Maliens et que le Mali a été ingrat, nous leurs avons rappelé qu’on a des grands parents, nos pères qui sont morts chez vous, vous avez oublié cela ?
Tout ce dont vous parlez est lié au passé, des faits vécus par les Africains d’une autre époque. Mais il y a des dettes qui sont quand même liées aujourd’hui au temps présent. Quand on parle de la dette illégitime, illégale, odieuse, insoutenable, pouvez-vous nous en dire plus ?
Oui effectivement après les indépendances, les pays avaient besoin d’argent pour relancer leurs économies, étant tous déstructurés par la colonisation, il y a eu deux blocs : capitalistes et socialistes. Il y avait une concurrence entre les deux blocs. Donc le bloc capitaliste accordait des prêts aux pays nouvellement indépendants pour apprécier l’expansion du capitalisme africain. Et c’est ce qui va continuer. Donc il y a eu la dette pour relancer les économies et l’endettement continue aujourd’hui. La dette illégitime est une dette qui a été contractée au nom des populations mais qui n’a pas servi au développement de celle-ci, qui a fait l’objet de détournement et de corruption et qui doit être purement et simplement annulée à la suite d’un audit. La dette illégale également est une dette contractée en violation des lois et de la constitution des pays débiteurs. Donc c’est une dette illégale. Par exemple, si la constitution dit que le parlement doit ratifier tous les accords de prêts qui sont les dettes contractées par le pays et ces dettes-là, tombent dans la catégorie des dettes illégales. Les dettes odieuses aussi sont des dettes qui sont contractées dans des conditions de violation des droits humains garantis par une série de Traités et de Conventions internationaux auxquels les États ne peuvent pas échapper parce qu’ils les ont signés. Donc cette dette-là est libellée à trois conditions supplémentaires. Première condition : absence de consentement. Donc le peuple a donné son consentement à travers les représentants du peuple au parlement, deuxième critère : absence de bénéfice pour la population et troisième critère : les créanciers savaient eux-mêmes que ces prêts n’allaient pas servir mais ont été faits sans le consentement du peuple. Ces prêts n’ont pas bénéficié à la population également. Et la dette insoutenable est une dette normale mais son remboursement empêche les pouvoirs publics d’assurer le respect des droits humains et donc cette dette doit être restructurée de manière à ce que son remboursement n’ait pas à impacter les droits humains.
Bidossessi O. WANOU