Le bras de fer entre le géant chinois Huawei et les Etats-Unis d’Amérique amène la guerre économique entre les puissances mondiales à son paroxysme. En Afrique, les attaques répétées du milliardaire nigérian Aliko Dangote contre le Bénin obligent à s’appesantir sur la question. A travers une interview, le Président directeur général (PDG) de l’Agence privée d’investigations et d’analyses stratégiques (Apias), promoteur de l’Ecole internationale de détective et de stratégie (EIDS), l’ex chef de la Brigade économique et financière (Bef) et contrôleur général de Police à la retraite, Clovis Adanzounon, renseigne sur les tenants et aboutissants de la guerre économique et donne des pistes de solutions pour que le Bénin puisse préserver ses intérêts économiques. Lire ci-dessous, l’intégralité de ladite interview.
L’économiste : Comment peut-on aborder le concept de guerre économique ?
Le développement socio-économique des Etats, repose en grande partie sur la mobilisation de ressources. Les Etats dans leur grande majorité jouent un rôle régulateur des marchés et laissent la création de la richesse aux entreprises.
Mais ces Etats ne se soustraient pas aux préceptes de Sun Tzu qui dit : « Tout gouvernement, comme tout stratège, a deux manières d’aborder l’action. L’action ouverte connue par tout le monde et que tout le monde peut apprécier. L’action secrète faite d’action clandestine. Tout stratège comme tout gouvernement se doit de pratiquer les deux méthodes, mais la deuxième voie est plus sûre et est indispensable à tout ce qui est décisif ».
Ainsi, derrière toute action de développement, notamment celle visible, se cachent d’autres qui sont secrètes. Il s’agit ni plus ni moins des actes de guerre économique.
Comment les Etats africains dont le Bénin font face à cette guerre économique ?
Pour répondre, nous allons faire un effort pour définir le concept que constitue la notion de guerre économique. Nous allons dans un premier temps définir la guerre, ensuite l’économie et essayerons de définir la notion elle-même. Ainsi donc, deux auteurs vont nous permettre de vous répondre brièvement sans aller dans les détails.
Comme vous le saviez bien nous n’allons pas inventer la roue. D’éminents stratèges comme le général chinois Sun Tzu, 500 ans avant Jésus, disait : « La guerre est d’une importance vitale pour l’État. C’est le domaine de la vie et de la mort : la conservation ou la perte de l’empire en dépendent… ». Son homologue Clausewitz éminent général prussien né en 1780 déclarait que : « la guerre n’est rien d’autre qu’un duel à une plus vaste échelle… Elle est avant tout, la continuation de la politique par d’autres moyens ».
Je vais juste ébaucher une tentative de définition en m’appuyant sur d’éminents stratèges comme le Maréchal Joffre qui disait dans ses mémoires en 1915 que la guerre économique a pour but de couper les communications de l’ennemi avec les autres pays, de l’empêcher autant que possible de se procurer à l’extérieur les ressources de toute nature qui lui sont nécessaires pour continuer la lutte de développement. Ainsi donc, qui dit guerre dit au moins deux camps qui s’affrontent.Il peut s’agir d’entreprises ou d’Etats.
Comme vous venez de le voir la guerre économique se manifeste par la recherche de puissance, l’analyse des affrontements économiques et la transversalité de l’information. P. Gauchon la définit comme « l’affrontement que se livrent les Etats-nations pour s’assurer le contrôle des ‘’ressources rares’’ nécessaires à leur économie ».
Nous pouvons retenir que la guerre économique est l’ensemble des stratégies invisibles, secrètes, d’influence, orchestrées par des pays en recherche de puissance, par des entreprises prédatrices, ou déloyales, par des organisations issues des sociétés civiles.
C’est donc une forme de guerre où la force n’est plus à prédominance physique mais elle est plus cognitive. Elle s’appuie sur l’utilisation à outrance de l’information afin d’infléchir les positions adverses. La recherche du secret n’est plus la seule priorité mais également la recherche de paralysie ou d’enlisement de l’action de l’adversaire. Les dégâts se découvrent très tardivement contrairement à la confrontation militaire.
Quel regard la société béninoise porte sur la guerre économique ?
Je risque de choquer nos éminents chercheurs béninois et africains en matière d’économie, sous réserve d’autres publications, les mots stratégie, guerre économique, renseignements économiques sont des mots rares dans les productions intellectuelles. Oui, les colonisateurs français anglais et autres ont subrepticement choisi de ne pas créer des écoles de guerre économique car toute nation qui maîtrise ses terminologies va inexorablement enclencher la marche vers le développement intégral de son territoire et de ses entreprises. La preuve est que nos ambassadeurs qui doivent être des agents de renseignements se comportent comme des fonctionnaires au-dessus du citoyen lambda qui se trouve sur le territoire où ils exercent et ne se préoccupent pas de leur déboire contrairement à leurs homologues chinois, anglais qui se présentent la seconde après l’interpellation de leur compatriote au commissariat.
Quel est l’état des lieux de la guerre économique (dans le monde et en Afrique ?
Nous ne pouvons faire un état des lieux exhaustifs de la guerre économique à travers ce bref entretien. Mais, il est loisible de faire des rappels historiques et d’inviter les gens à revoir leur position idéologique en la matière.
Tenez ! Tout le monde sait que les conquêtes commerciales et territoriales sont liées et ont fondé les actions des pays, voire des empires. C’est ce qui explique les invasions irakiennes du Koweit, celles françaises en Libye, celles russes en Ukraine, etc. Ce sont là autant de cas.
Mieux, dans la guerre économique, tout y passe : normalisation, influence socioculturelle, actions humanitaires, interventions des ONG locales et internationales, contrefaçon concurrentielle, dumping, guerre de l’information, accords économiques orientés, sanctions économiques, réévaluations des accords internationaux, désengagement unilatéral des traités internationaux, déstabilisation politique, interventions armée, etc.
Les sanctions américaines contre le chinois Huawei illustrent-elles la guerre économique ?
Bien évidemment. Ce qui se passe entre les USA et la Chine n’est rien d’autre qu’une guerre économique.
La presse utilise le vocable de guerre commerciale. Mais il n’y a pas lieu de se leurrer. Si en mai 2018, il était question de l’augmentation des taxes douanières contre certains produits qui arrivaient sur son sol en provenance de la Chine, du Canada, de l’Union Européenne, du Mexique, etc., les derniers évènements concernant les restrictions vis-à-vis du géant télécom chinois, Huawei, donnent la preuve du contraire. En tous cas il ne s’agit plus uniquement de guerre commerciale. Car dans le cas de Huawei, l’argument avancé pour imposer la mesure de restriction de collaboration des USA avec cette société est celui de la sécurité nationale.
Il y a une recherche constante de suprématie, de puissance des USA vis-à-vis du monde et particulièrement par rapport à certains pays. En dehors de la Chine, on a le cas iranien, le cas vénézuélien, le cas mexicain. Etc.
L’analyse de ces différentes situations fait ressortir les principes de la sécurité économique chers aux USA. Et pour qui sait que la sécurité économique passe par la défense des intérêts, on comprend que tout sera mis en œuvre pour l’atteindre. La preuve, le président Trump déclarait en 2018, que ses mesures permettaient à l’économie de se porter mieux qu’avant ; car elles règlent le problème des accords commerciaux inéquitables que plusieurs pays avaient passés avec les USA.
Les Etats africains pâtissent-ils des revers de la guerre économique? Y a-t-il des Etats africains qui se livrent une guerre économique ?
L’Afrique depuis bien des siècles est dans le viseur des autres nations du monde, aussi bien celles occidentales qu’orientales.On retient que l’Afrique attire principalement par ses ressources minières, qui semblent inépuisables et très diversifiées.
Ainsi, depuis le 15ème siècle, l’Afrique a cessé d’être une terre d’échanges pour prendre le statut de pool de fourniture de la ressource humaine pour satisfaire les besoins du marché du continent américain, nouvellement découvert et sujet à exploitation.
L’Afrique est redevenue quelques années plus tard, pendant la colonisation, un pool d’exploitation. Aujourd’hui, elle combine les deux rôles.
Mais la guerre économique ce n’est pas seulement et toujours le monde contre l’Afrique. Plus proche de nous, ce que nous disons fait rage depuis plusieurs années. Il s’agit des rapports économiques et politiques entre le Bénin et le Nigéria. Nous ne sommes pas sans savoir que le Nigéria a pendant plusieurs décennies pratiqué une politique protectionniste avec des lois interdisant la réexportation de plusieurs produits vers son territoire. Il s’agit là de mécanismes de guerre économique. Tout récemment, les déclarations de l’opérateur économique nigérian Aliko Dangote en avril en Côte d’Ivoire par rapport à la commercialisation de son ciment au Bénin sont illustratives de cet état de choses.
Il faut dire que la position du Bénin vise à protéger ses entreprises intervenant dans la production du ciment. En effet, les fluctuations du dollar ou du naira peuvent faire chuter le coût du ciment et rendre plus concurrentiel le ciment de Dangote au détriment de celles des usines qui payent des impôts sur notre sol.
Quelles sont les actions à poser pour se protéger des affres de la guerre économique ?
Il faut reconnaître qu’il n’y a pas de formule magique pour se tirer d’affaire dans le cadre de la guerre économique. Quand, on n’est pas sous le joug d’un Etat étranger, on peut être sous celui d’une société. La première chose fondamentale reste la prise de conscience de la situation et l’engagement à retourner la situation à son avantage.
Rien ne peut se faire sans la formation. Au Bénin, l’Ecole internationale de détective et de stratégie (EIDS) forme depuis 2013 en intelligence économique, pilier fondamental de la guerre économique avec un accent sur l’influence et le lobbying. C’est le lieu de s’orienter vers elle.
En dehors d’elle, au plan national et continental, il faut retenir qu’il y a un marché de formation en intelligence économique, pilier de la guerre économique. Ce marché se concentre sur des formations spécialisées de 3ème cycle (master 2) dans nos universités (Eneam, IIM, Epies, IFTIC-Sup, Université centrale de Tunis, Brazzaville MBA, etc.), souvent en partenariat avec des écoles de commerce ou des universités françaises ou étrangères, des formations à temps partiel, des formations de modules transversaux de veille et de recherche d’informations et des ateliers de formation de quelques jours dispensés en entreprises, ou dans des centres de formation.
Mais de façon pratique, peu d’écoles à part l’IEDS au Bénin, font la pratique. Une chose est de lire le concept et une autre est de le mettre en pratique.
Interview réalisée par Nafiou OGOUCHOLA