Les renseignements jouent un rôle primordial dans le développement d’une nation. Au plan socioéconomique, ils permettent aux dirigeants d’avoir assez d’éléments pour prendre des décisions sans risque de se gourer. A travers une interview accordée au Président directeur général (PDG) de l’Agence privée d’investigations et d’analyses stratégiques (Apias), l’ex chef de la Brigade économique et financière (Bef) et contrôleur général de Police à la retraite, Clovis Adanzounon, nous avons mené une incursion au fond de ce concept pour en connaître les tenants et aboutissants et être renseignés sur l’usage que le Bénin en fait.
L’économiste : Comment peut-on définir le concept de renseignements généraux ?
Historiquement et de manière générale, les régimes politiques qu’ils soient de type monarchique ou républicain ont recours à des services spéciaux pour assurer leur propre sécurité, celle de leurs informations et leurs sites sensibles. Ces services dont la dénomination a évolué dans le temps et l’espace procèdent généralement à la collecte et au traitement puis à la diffusion des informations pour des décisions éclairées de la hiérarchie. Ils surveillent spécifiquement dans les moindres détails les activités de cibles désignées et généralement tous les individus d’un pays, suivant un principe cher à Joseph Fouche : « le ministre de la police est un homme qui se mêle de ce qui le regarde et ensuite de ce qui ne le regarde pas ».
Parler des renseignements généraux constitue généralement une tâche difficile en raison du caractère polysémique du terme, de l’évolution du sens et de la diversité des acteurs qui sont concernés. Mais cela ne doit en aucun cas constituer un obstacle.
Les renseignements généraux, c’est à la fois une forme de connaissance ; c’est l’ensemble des connaissances de tous ordres sur un adversaire potentiel, utiles aux pouvoirs publics, au commandement militaire et aux forces de sécurité publiques afin d’organiser conséquemment la sécurité de l’Etat. En un mot ils permettent d’anticiper sur les évènements.
Ils ont cours depuis l’antiquité et se sont adaptés au progrès de la science et de la technologie. Même si ce n’est pas au même rythme sous tous les cieux. Les services de renseignements existent dans tous les pays. Ainsi à travers le monde, on distingue : CIA, NSA, NRO aux USA, DGSE, DGSI, DRM en France, MI6, MI5, GCHQ en Grande-Bretagne, BND, MAD, BVF en Allemagne, ministère de la Sécurité de l’État, Bureau 610, 2e Département de l’État-Major général de l’armée populaire de libération (APL) en Chine, FSB, SVR en Russie, SIV au Vatican, DSLD, DSM au Bénin, etc.
Quels sont les méthodes de collecte de renseignements généraux qui existent ?
Il existe deux types de collecte de renseignements généraux à savoir :la collecte humaine ou renseignement humain et la collecte numérique ou renseignement numérique.
Par renseignement humain, on entend un renseignement dont la source d’information ou dont la collecte résulte d’interactions humaines. C’est le type de renseignement le plus ancien qui soit. C’est le squelette du renseignement stratégique. C’est lui qui permet depuis toujours à travers des modalités de collecte passive comme active, d’infiltrer les milieux à fort potentiel de renseignement tels que les milieux narcotiques, politiques, économiques… il s’agit dans ce cas pour les agents d’obtenir par conversations ou interrogatoires des personnes clés, des informations précieuses selon des objectifs précis. Ce type de renseignement produit certes bien de résultats mais se trouve de plus en plus essoufflé pour plusieurs raisons mais reste très prisé dans les pays africains.
Par renseignement numérique, on entend tout renseignement dont la source de collecte et de traitement est d’origine numérique.Ce type de renseignement a de l’avenir au regard du développement exponentiel du numérique. Selon les pays et selon les objectifs de sécurité, ce domaine de renseignement connait un développement sans précédent avec une tendance à passer outre les droits privés. Il présente de belles perspectives car de plus en plus les humains consomment davantage du numérique.
Tenez ! Au Bénin, rien que pour l’Internet mobile, le Bénin a enregistré un bon significatif de 15% de pénétration d’internet mobile entre 2016 et 2017. En terme clair, au 31 décembre 2017 (Rapport ARCEP 2017) c’est plus de 4,6 millions d’individus qui ont accès à Internet via leur téléphone contre 2,8 millions en 2016. Et pour chaque Internaute qui se connecte, c’est des milliers de sociétés et officines qui les épient, relevant leurs habitudes, etc. Pierre Pinard dira à propos que : « en 2 minutes, 50 serveurs (50 sociétés) ont reçu et stocké des données sur moi et sur ma navigation (mes centres d’intérêt – mon profil) sans jamais en avoir reçu l’autorisation ! ». Le numérique offre une réelle opportunité de renseignement.
Cette activité de renseignement numérique en Afrique, n’est pas le fait des services d’Etats, qui ont la prérogative du renseignement mais trop occupés à utiliser encore les anciens moyens.Et donc, sur ce terrain du renseignement numérique, on se rend compte que ce sont les sociétés, qui ont le vent en pourpre, d’où une meilleure organisation de la synergie d’action pour faire bénéficier du fruit à tout l’écosystème économique du pays.
A quoi servent les renseignements généraux en Afrique ?
Les renseignements généraux ont de tous temps répondu à deux objectifs majeurs. Le premier est l’information générale, la collecte des renseignements de prévision, la surveillance des nationaux ou des agents internes, des concurrents, des pays étrangers et des groupements suspects, l’exécution d’enquête administrative. Le deuxième objectif consiste à rechercher les atteintes aux intérêts d’une société, à la sûreté de l’Etat, le contrôle des voyageurs et des personnes aux frontières, le contrôle des étrangers à l’émigration et à l’immigration, la protection des personnalités officielles au cours de leurs déplacements, etc.
La loi 2017-44 portant recueil du renseignement en République du Bénin définit le renseignement comme l’action de mobiliser et de traiter l’information au moyen de techniques appropriées destinées à permettre aux pouvoirs publics d’anticiper, de prévenir et de gérer les situations qui peuvent être des sources de risques et de menaces d’insécurité ou d’atteinte aux intérêts vitaux de la nation.
Les renseignements généraux, sont consubstantiels à la vie de la nation. Et c’est en vertu de cette consubstantialité, qu’il existe dans tous les pays du monde, un ou plusieurs services dévolus à cette tâche. Par ailleurs, on parle de nos jours plutôt de communauté du renseignement pour mettre le doigt sur le fait que la survie de l’Etat passe par la mise en commun des renseignements détenus par des services disparates. Ces différents services, collectent des informations qu’ils traitent, puis produisent des renseignements directement utiles aux autorités.
C’est dire donc que le renseignement n’est pas le fruit de l’imagination. Il n’est pas créé de toutes pièces. Il n’apparait pas par effet de magie. Il est le fruit d’un processus scientifique.Si l’on doit raisonner par analogie, le renseignement est le fruit et l’information est la fleur.
Le principe des renseignements généraux tel qu’évoqué ci-dessous est-il appliqué au Bénin et en Afrique ?
Dans le contexte africain, il est d’un constat que les renseignements sont pour la plupart du temps au service des politiques. L’article 2 de la loi 2017-44 du 05 février 2018 est assez explicite en la matière : « La politique publique de renseignement concourt à la stratégie de sécurité nationale ainsi qu’à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la nation. Les organismes autorisés à recourir aux techniques de renseignement ont pour mission la recherche, la collecte, l’exploitation et la mise à disposition du gouvernement des renseignements relatifs aux enjeux géopolitiques et stratégiques ainsi qu’aux menaces et aux risques susceptibles d’affecter la vie de la nation.».
Il se dégage que les renseignements sont aux services des gouvernements et non des entreprises. Ces dernières doivent donc s’organiser elles-mêmes pour accéder aux renseignements qui sont nécessaires pour leur pleine émancipation.
L’autre constat qui est souvent fait est celui d’une instrumentalisation des renseignements. En effet, les faits semblent démontrer que les politiques en font parfois des armes contre leurs opposants et parfois contre les opérateurs économiques qu’ils sont supposés protéger.
Ce faisant, les renseignements sont détournés de leurs objectifs premiers et les services dévoués s’éloignent de toute perspective d’ancrer les renseignements dans le domaine économique pour la compétitivité des entreprises, principaux acteurs du tissu économique des Etats.
A vous en croire, les renseignements ne concernent pas que la sécurité. Pourquoi ?
Vous avez tout compris. Les renseignements ne concernent pas que la sécurité. Ils s’appliquent à tous les domaines d’une nation (Economie, Politique, Environnement, Social, Technologie, Législatif, Culture, Sécurité, etc.). Tout en reconnaissant que tous les domaines sont d’importance, on convient que l’économie et la sécurité sont d’importance. Et dans ce contexte, le renseignement doit favoriser tant la préservation de la sécurité que le développement de l’économie. C’est pour cela qu’il existe un sous-domaine dédié qu’on appelle le renseignement économique.
Justement entretenez-nous par rapport au renseignement économique. Comment peut-on le définir ?
Le renseignement économique peut être défini comme l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de diffusion de l’information économiquement stratégique en vue de son exploitation, aux acteurs économiques (c’est-à-dire des instances de décisions) afin de renforcer la compétitivité d’un État, d’une entreprise ou d’un établissement de recherche.
Il faut retenir que le renseignement économique ne vise pas stricto sensu les données économiques telles que les indicateurs macro et autres. Mais, ils privilégient les informations économiquement stratégiques.
Par exemple, nos ambassadeurs accrédités dans les pays peuvent et doivent recueillir pour le compte du Bénin, les besoins économiques où ils sont envoyés et renseigner sur les modalités d’accès ou à pourvoir à ces besoins par notre pays. C’est leur rôle entre autre d’identifier les créneaux porteurs dans ces pays et faire des fiches d’orientation à leur Ministre de tutelle.
Le renseignement économique comporte trois phases essentielles à savoir : une phase de collecte (recherche, veille, collecte, traitement, analyse et production du renseignement proprement dit) ;une phase de sécurité économique qui est une démarche globale de sécurisation du patrimoine informationnel (des entreprises et des pouvoirs publics), de préservation de l’activité économique, puis la défense des activités et entreprises sensibles ou vitales. En d’autres termes, il s’agit identifier tous les menaces et risques potentiels susceptibles d’influencer la performance d’une entreprise ou la notoriété d’un Etat et de veiller à les réduire ; une dernière phase qui est le lobbying ou l’influence qui passe par l’usage de l’information comme un levier d’action pour promouvoir les intérêts d’une entreprise ou d’un Etat et induire au niveau des cibles des changements de perceptions, puis de comportement.
On comprend dès lors que le renseignement économique vu sous cet angle est donc à la fois un état d’esprit, une démarche, une organisation.
Le renseignement économique est indispensable pour la performance de l’économie.Voyons ! Le Bénin a une balance commerciale déficitaire. Ce n’est pas mauvais en soi. Mais quand nous importons plus de 4 fois ce que nous exportons, il y a à réfléchir. En effet en 2017, le Bénin a importé pour environ 1600 milliards de FCFA contre 360 milliards pour l’exportation. Dans ces conditions, on comprend Dangote quand il s’insurge contre la contrebande et la réexportation. Il sait qu’une partie des produits importés seront réexportés vers le Nigéria où lui investit pour renforcer l’économie locale. On se rappelle ici, que l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo avait demandé au Bénin d’exporter vers le Nigeria, des produits locaux, made in Benin.
Les exemples sont légion et on ne peut tout dire. Nous voulons juste attirer l’attention de la société civile, les gouvernants et tous les entrepreneurs sur l’importance du renseignement économique dans le développement de l’économie pour une prise réelle de conscience. Le béninois est caractérisé par une réflexion : « j’ai mon argent ; j’ouvre une société et me prend en charge ». Cette réflexion basique l’amène à, très souvent, s’investir dans ce que tout le monde fait déjà et qui rapporte un tant soit peu. Il ne cherche pas à savoir si cela est viable. De ce fait, tout le monde fait la même chose. Ils se livrent alors une concurrence féroce car le marché est petit et tous veulent avoir leur part. Dans un pays sérieux, les activités doivent être structurées et complémentaires. Ce comportement que je décris rend compte de ce que les béninois n’ont pas la culture des renseignements économiques, ni des investissements à long terme. Ils font le plus souvent une économie de revente.
Résultat, le Bénin ne compte que des milliardaires précaires car, ces derniers chutent dès que le cours mondial de leur activité dégringole. Par ailleurs quand ils meurent, ils emportent leur commerce ou leur richesse dans leur tombe car n’ayant pas préparé la relève. Peu d’entreprises ont traversé la dizaine d’années au Bénin sans être en faillite. C’est ce manque de renseignements économiques qui justifie la non pérennité de nos entreprises au Bénin et induit les errements en matière d’investissement.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’errements en matière d’investissement au Bénin ?
Le manque ou l’insuffisance de renseignements économiques ne concerne pas seulement les opérateurs économiques. Et pour démontrer cette insuffisance, on peut s’appuyer sur quelques éléments.
Les abords de nos retenues d’eau naturelles sont affectés à l’habitation au lieu d’être des espaces de productions vivrières. Au Burkina Faso les abords des retenues d’eau artificiellement créées par le gouvernement sont dédiées aux produits maraîchers. Il s’en suit donc que les Burkinabè font de la surproduction en produits maraichers et exportent le surplus vers le Bénin et d’autres pays africains. Pendant ce temps, nous au Bénin, nous peinons à satisfaire le besoin local.
Le même phénomène s’observe à la lagune de Dantokpa, où un marché a été installé en lieu et place d’un port fluvial ou d’espace agricole.
La même chose s’observe aux abords de la vallée de l’Ouémé où des habitations ont été implantées au lieu d’un espace agricole. Les exemples sont légion dans notre pays et en Afrique.En somme, le manque de renseignement économiquement stratégique impacte les programmes d’actions des différents gouvernements de notre pays depuis les indépendances. Mais un effort est en cours depuis l’avènement du gouvernement de la rupture.
Par ailleurs, avec l’avènement des nouvelles technologies, les données évoluent au fur et à mesure si bien que la base de toute activité qui est le renseignement est fortement influencée par la veille numérique qui apparemment est moins coûteuse car il y a des possibilités de l’industrialiser à travers des plateformes.
Quel est l’état du renseignement économique en Afrique et au Bénin ?
J’avais dit en l’entame qu’aujourd’hui, il est plus loisible de parler de la communauté de renseignement. Elle a le mérite, dans les pays où elle est institutionnalisée d’apporter un plus dans le processus du renseignement économique.
Les pays développés tels que les USA, l’Allemagne, la France, le Japon, la Chine ont chacun une organisation type de leur système de renseignement économique, basé sur l’information. Elle est la base de tout système. Alors qu’aux USA, le système de renseignement économique est fondé sur une approche libérale marquée par la dispersion des dispositifs d’intelligence économique individualisés, au Japon, il est marqué par une grande importance accordée à l’information comme arme stratégique et ressources collectives et pour laquelle, environ 1,5 % du chiffre d’affaire des entreprises est investi pour l’acquérir.
Sur le continent africain, certains pays font l’expérience d’une organisation du renseignement économique pour assurer la compétitivité de leur Etat et de leurs entreprises. Il s’agit entre autre du Maroc, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Rwanda, de l’Afrique du Sud, Algérie, Tunisie, Bénin etc. Mais les budgets accordés sont insuffisants. Dans la plupart de ces pays, les budgets sont absorbés par les renseignements orientés politiques.
Le renseignement économique dans ces pays pour la plupart est porté d’abord par les associations, notamment celles des opérateurs économiques qui font le lobbying (séminaires, colloques, ateliers de formation, manuel de formation dédié, etc.) pour faire adhérer les pouvoirs politiques. Ces derniers une fois acquis mandatent le plus souvent les ministères en charge des entreprises, du plan ou de l’Economie pour abriter les unités dédiées au renseignement économique. Ce faisant, en l’état actuel, ces systèmes s’apparentent comme des appendices de la politique globale de l’Etat et non comme des dispositifs devant organiser tout le processus de performance des Entreprises et de l’Etat en matière de développement.
Par ailleurs, pour renforcer le processus du lobbying, les associations s’appuient sur des formations dédiées dans ce domaine. Au Bénin, l’EIDS est l’une des rares écoles à faire la promotion du renseignement économique.
Comment mettre les renseignements généraux au service de l’économie au Bénin et en Afrique?
On retient que l’Afrique comme le Bénin doit aller résolument davantage vers le renseignement économique et s’appuyer pour cela sur le renseignement numérique au regard des atouts que cela présente.Le numérique permettant d’engranger plus d’informations avec peu de moyens humains, il est normal qu’une réflexion profonde soit faite dans ce sens par les Etats.
Industrialiser sainement des renseignements comme le font déjà certaines entreprises privées afin que tout le monde puisse en bénéficier serait déjà un pas pour corriger la perception qui est faite depuis mathusalem sur les services de renseignement.
Les autorités béninoises actuelles ont l’ambition de corriger les dysfonctionnements ou lacune. Et c’est tout naturel qu’en tant qu’Expert dans le domaine, je propose les approches de solution suivantes pour inverser la tendance en Afrique et au Bénin:les gouvernants africains et béninois doivent faire l’effort de redéfinir les buts des renseignements afin qu’ils ne se limitent plus seulement à la sécurité du pouvoir mais deviennent un cadre de réflexion et d’action globale au service de la sécurité économique et politique de toute la nation ; doter leur pays d’une politique nationale de renseignement économique avec un budget dédiés et des infrastructures académiques dédiés;instruire les ambassadeurs afin que leurs actions dans les pays où ils sont envoyés soient orientées vers le renseignement économique pour doper l’exportation ou la mise en place de filières pérennes.
Interview réalisée par Nafiou OGOUCHOLA