J’ai lancé cet appel du haut de la tribune du 15ème congrès mondial sur les forêts tenu du 2 au 6 mai 2022 à Séoul (Corée du Sud) avec une pensée particulière pour l’Afrique et surtout pour le Bénin mon pays où cette problématique est cruciale pour le développement durable.
En effet, le Bénin connaît des processus accélérés de déforestation et a perdu 48% de sa forêt dense en l’espace de 35 ans ; au cours de la décennie 2000 – 2010, 98% de la perte des forêts était due à l’expansion de terres agricoles. C’est l’une des causes principales de la vulnérabilité croissante et systémique du pays face aux changements climatiques. Et, parce qu’il n’a pas pris une ride, bien au contraire, l’essentiel de l’argumentaire utilisé ci-après pour étayer mon appel est extrait d’un article que j’ai publié dans les quotidiens La Nation et la Nouvelle Tribune en mars 2018.
La terre est le premier capital de l’économie béninoise, mais un capital en péril !
Le secteur agricole génère 32% du PIB national, 75 % des recettes d’exportation, et fournit environ 50 % des emplois. La terre est donc le premier capital de l’économie béninoise et la base des moyens de production et de subsistance des populations. Et je salue la formidable impulsion donnée depuis 2016 au secteur agricole. Mais il apparaît que notre agriculture est globalement prédatrice de sa ressource de base car les pratiques agraires sont hautement préjudiciables à la conservation de la fertilité et des qualités régénératrices de la terre. Au nombre des causes premières de la dégradation des terres et des paysages agroforestiers au Bénin, on peut principalement citer les monocultures et autres pratiques agraires et agropastorales inappropriées ou dépassées par rapport à la nature et à l’état des sols, mais aussi le déboisement quasi-systématique des terres emblavées qui accélère l’érosion des sols. Comme un serpent qui se mordrait la queue, la dégradation des terres est aussi une « maladie climato-virale » (pour emprunter la formule bien imagée de l’artiste Eric-Hector Hounkpè) car les processus de dégradation sont accélérés et leurs impacts aggravés par les chocs climatiques tels les sécheresses et les inondations.
La dégradation des terres, c’était l’équivalent de 8% du PIB national durant la décennie 2000-2010 !
Au cours de cette décennie, ce phénomène a érodé chaque année, l’équivalent de 220.000 ha de nos terres et paysages agroforestiers productifs, soit au cours de cette décennie de référence, une superficie totale d’environ 19% du territoire national[1] ! Pour la même période de référence, l’impact socio-économique d’une telle perte pour mon pays a été estimé à l’équivalent de 8% de son PIB chaque année (valeur de l’an 2000), soit environ de 280 milliards de francs CFA par an ! La proportion de la population directement affectée, c’est-à-dire vivant sur des terres dégradées, s’est accrue de 37% entre 2000 – 2010. En 2010, 32% de la population rurale béninoise était affectée contre une moyenne africaine de 23%. C’est ainsi que le Bénin se classe parmi les pays africains les plus affectés par la dégradation des terres.
Nos « forêts classées » deviennent des « champs classés »
Photos : Déforestation dans la forêt de Ouénou-Bénou dans la commune de Bembèrèkè au nord Bénin.
Il en est de même pour les autres forêts de l’Alibori supérieure, des Trois rivières etc. qui sont devenues des « champs classés » au lieu d’être des « forêts classées » (R D Houdanon) Photos prises le 03 mai 2022.
Crédit Photo : M. Houdanon Roël Dire
La dégradation des terres est une menace structurelle pour l’atteinte des objectifs du PAG ainsi que de ceux de développement durable, ne serait-ce que parce qu’elle induit :
- Une forte baisse de la productivité agricole qui dans certains cas a pu atteindre 50%[2] sur la période de référence ;
- Une forte expansion des terres agricoles de l’ordre de 5% par an depuis 1975 (soit presque le double de l’accroissement naturel de la population), l’expansion des superficies emblavées pour compenser la baisse de productivité a été de l’ordre de 50.000 ha par an durant la période 2000-2010 ;
- Une perte accélérée du couvert forestier ou végétal, la forêt dense ne couvre désormais qu’environ 0,29% du territoire (CENATEL) ;
- Des impacts négatifs sur le plan écologique en particulier en aval des zones dégradées ou déboisées comme l’érosion des sols, des inondations plus fréquentes et exceptionnelles comme à Banikoara en 2016, une perte accélérée de la diversité biologique, la pollution des ressources en eau ;
- Une vulnérabilité accrue face aux changements climatiques compte tenu du rôle régulateur des forêts et du couvert végétal dans le climat, cette perte a entraîné une exacerbation des aléas climatiques (sécheresses, dérèglement du régime des précipitations entraînant des inondations) ;
- Une pauvreté structurelle et une précarité alimentaire dans les zones affectées.
En résumé, en milieu rural, un peu plus au Bénin qu’ailleurs en Afrique, la cartographie de la dégradation des terres et des paysages agro-pastoraux et forestiers est largement corrélée par celle de la pauvreté, de la précarité alimentaire et de la forte vulnérabilité au changement climatique.
La Gestion Durable des Terres (GDT), un vaccin efficace contre la dégradation des terres.
La GDT est au cœur des enjeux de développement durable : croissance durable et inclusive, sécurité alimentaire, préservation de la biodiversité, adaptation aux changements climatiques et atténuation des émissions de gaz à effet de serre (GES) du secteur agricole, etc.
La gestion durable des terres désigne génériquement les politiques, systèmes et pratiques d’utilisation des terres qui permettent de répondre à l’évolution des besoins humains (en matière de services écosystémiques issus de l’agriculture, de la sylviculture et de la conservation), tout en préservant le bon fonctionnement à moyen et long terme des fonctions biologiques, socio-économiques et écologiques des terres.
Elle nécessite une combinaison des technologies et pratiques (cultures mixtes ou associées, rotation des cultures, agroforesterie, pâturage bien planifié, mutation de la transhumance vers l’élevage en enclos, etc.), des politiques et des activités visant à intégrer les principes socio-économiques aux préoccupations environnementales, de manière à simultanément maintenir et améliorer la fertilité et la productivité, à améliorer la capacité des sols, à prévenir, éviter et inverser les processus de dégradation tout en étant socio-économiquement viable et rentable.
Les enjeux de la gestion durable des terres
La GDT peut booster durablement l’économie nationale tout entière. Une étude réalisée en 2015[3] et couvrant 42 pays au Sud du Sahara dont le Bénin, a établi que le coût des investissements pour la mise en œuvre de la GDT n’équivalait, en moyenne qu’à un septième des coûts socio-économiques engendrés par l’inaction face à la dégradation des terres. Cette étude a conclu que de tels investissements pouvaient induire une croissance du PIB de l’ordre de 5% par an sur une période de 15 ans !
Prenons l’exemple de l’anacardier
Le Bénin s’est hissé au rang appréciable de 5ème producteur mondial de noix de cajou (24,87% des revenus agricoles d’exportation et 7% au PIB agricole), mais au prix d’une expansion des terres agricoles. Notre pays dispose d’une bonne marge de progression dans la production de cette spéculation surtout si les nouvelles plantations n’occasionnent pas davantage de déforestation mais contribuent plutôt à restaurer les terres déjà dégradées. Justement, l’anacardier s’y prête bien. En effet, il est « bien adapté à l’environnement du Bénin central. Il demande très peu d’intrants et peut bien se développer et produire même sur des sols pauvres. C’est pourquoi, il convient particulièrement bien à la réhabilitation des terres dégradées ».[4] Ce qu’il faudrait, c’est une stratégie appropriée avec des mesures incitatives afin de réaliser un tel potentiel, en revitalisant les plantations existantes et en ciblant délibérément, pour réaliser de nouvelles plantations, les terres déjà dégradées dans les zones de prédilection de l’anacardier.
Pourquoi le statu quo ne peut pas promouvoir une gestion durable des terres ?
Parce que les incitations (explicites ou implicites des politiques nationales en matière agricole et d’utilisation des terres) poussent davantage à dégrader et emblaver de nouveaux espaces naturels ou forestiers, qu’à une intensification écologiquement durable et une restauration des terres déjà dégradées. Par exemple, la politique des quotas annuels de terre à emblaver au profit de monocultures pourrait entre autres être accompagnée d’incitations à restaurer les terres déjà dégradées afin de les utiliser à nouveau.
Un plan d’action a été adopté en 2018 pour impulser la gestion durable des terres au Bénin, avec pour objectif général de « Promouvoir la gestion durable des terres et des paysages agro-forestiers à tous les niveaux d’utilisation des terres par la suppression des pratiques / technologies de dégradation dans une perspective de restauration ». Le Bénin s’est fixé prioritairement comme ambition d’atteindre la neutralité en matière de dégradation des terres (autrement dit l’inversion des processus de dégradation) d’ici à 2030 à travers la restauration d’au moins 50% (soit 1,25 million ha) des terres dégradées au cours de la période de référence 2000-2010, et limiter à 5% (398 200 ha) la perte des terres non dégradées (forêts et savanes), afin de préserver les écosystèmes terrestres et aquatiques avec une amélioration nette du couvert végétal de 12% (1 364 604 ha).
Pour atteindre cet objectif crucial pour le développement durable de notre pays, il faudra, comme déjà inscrit dans ledit plan d’action, effectivement changer le paradigme qui régit les politiques publiques en matière de gestion des terres agricoles, et assurer l’adoption à tous les niveaux du paradigme « Éviter – Réduire – Restaurer » qui est celui de la GDT.
Évaluer la mise en œuvre du plan d’action national sur la GDT au Bénin
Quatre ans après son adoption, il sera utile pour l’action publique d’évaluer la mise en œuvre de ce plan d’action. Assurer l’intensification écologique de notre production agricole et, pour satisfaire nos besoins en terres cultivables pour l’expansion agricole, restaurer et utiliser nos terres agricoles dégradées, est possible et économiquement rentable (en moyenne 7 à 30 francs de retour sur investissement pour chaque francs investi). Par ailleurs, c’est bon pour le climat (adaptation et atténuation) et la conservation de la biodiversité.
C’est aussi l’objectif de la décennie 2021-2030 des Nations Unies sur la restauration des écosystèmes dégradés. Il nous reste encore 8 ans pour guérir notre pays, notre planète en restaurant les écosystèmes que nous avons dégradés.
Mettons-nous au travail chers amis !
Luc GNACADJA
Président de GPS-Dev
Président du Groupe de travail scientifique de la Décennie des Nations Unies pour la Restauration des Écosystèmes
Ancien Secrétaire Exécutif de la Convention des Nations Unies sur la Lutte Contre la Désertification
Ancien Ministre de l’Environnement
[1] « Neutralité de la gestion durable des terres (GDT) : Note politique sur les cibles et mesures NDT » (MCVDD, 2017)
[2] « Neutralité de la gestion durable des terres (GDT) : Note politique sur les cibles et mesures NDT » (MCVDD, 2017)
[3] ELD Initiative 2015a, ELD Initiative and UNEP 2015
[4] Cf. ‘Les Paysages de l’Afrique de l’Ouest : une fenêtre sur un monde en pleine évolution’ USAID – CILSS – USGS ; 2016)