Emmanuel Macron a pris son risque. Sur un coup de poker, le chef de l’Etat a préféré faire tapis face à la rue en autorisant contre toute attente l’usage de l’article 49.3 sur sa réforme des retraites plutôt que de faire confiance à la démocratie parlementaire en laissant Elisabeth Borne aller au vote. La réponse ne s’est pas faite attendre, avec de violentes manifestations à Paris et dans de nombreuses villes, en attendant lundi l’examen des motions de censure, dont l’une, celle déposée par le député centriste Charles de Courson, pourrait bien faire tomber le gouvernement. En quelques heures, la France est passée de la crise sociale à la crise politique avec un président de la République affaibli, sans majorité, qui impose de force une réforme dont l’article principal, le relèvement de l’âge de départ à 64 ans, ne dispose d’aucun vote démocratique, à part la réélection de Macron dans les conditions difficiles que l’on connaît, et est rejeté par une large majorité des Français.
Cette décision de passer par l’article 49.3 sur un sujet aussi important ne présage rien de bon pour la suite du quinquennat, d’autant que celui-ci doit encore durer quatre ans ! Cela risque d’être très très long… Comment espérer avec une base politique aussi minoritaire poursuivre les réformes dans un pays qui va peut-être se résigner à devoir travailler plus longtemps, mais avec l’amertume d’un rendez-vous manqué avec la démocratie sociale et même la démocratie tout court. A moins qu’un référendum d’initiative partagé ne vienne in extremis redonner la parole au peuple, défend dans La Tribune l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve.
Dans la dernière ligne droite de la décision, certains ministres, dont celui du budget et des comptes publics, Gabriel Attal, auraient dit-on fait valoir auprès du président que la France ne pouvait, dans un contexte de crise financière, se permettre de prendre le risque de voir cette réforme des retraites ne pas s’appliquer. Sous-entendant que les marchés financiers auraient pu attaquer la dette française déjà minée par la hausse des taux, et dont la crédibilité de la signature aurait été entamée en cas de statu quo. Ce chantage ambiance TINA (There is no alternative) n’est pas très convaincant : même si la crise de confiance dans le système bancaire américain est en effet grave, on n’est plus à l’époque des crises du franc… Le jeune ministre des comptes publics qu’on ne savait pas si orthodoxe serait plus crédible s’il présentait un plan sérieux de maîtrise des dépenses publiques… On en est très très loin.
L’argument de la menace des marchés est d’autant plus contestable que le bénéfice comptable de la réforme d’Elisabeth Borne s’est réduit comme peau de chagrin, les 17 milliards d’économies espérées ayant été largement éreintées par le débat parlementaire avec la droite : pas loin de 7 milliards d’euros en moins… Le risque d’un rejet des 64 ans valait-il la peine de faire d’Emmanuel Macron un Terminator de la démocratie ? Sans tomber dans les excès de ceux qui espèrent un « mai 68 » et un printemps révolutionnaire place de la Concorde, Emmanuel Macron a en tout cas réveillé le chant des partisans d’une République moins verticale et d’un régime moins présidentiel. Mélenchon appelle déjà à la Constituante pour la VIème. Mais ne semble pas prêt à prendre d’assaut la salle du Jeu de Paume. Sans doute a-t-il peur d’y perdre lui-même des plumes.
Il est peu probable que la VIème République que cela figure dans le champ de la prochaine réforme des institutions sur laquelle travaille le président de la République. Il s’agirait plutôt pour lui de revenir (vengeance personnelle ?) sur le découpage en treize grandes régions par François Hollande ainsi que sur l’interdiction du cumul des mandats. Il n’y a pas là de quoi éteindre l’incendie qui a pris les poubelles qui encombrent Paris. Le plus désolant dans la décision d’Emmanuel Macron est qu’elle met en danger la suite des réformes, notamment l’accélération de la transition écologique qui commence à menacer le pouvoir d’achat des plus modestes, alors que la contestation sociale pourrait s’enflammer avec la flambée des prix. Le rejet croissant des ZFE par les habitants des banlieues des métropoles qui se voient comme des « assignés à résidence » le montre, il y a une colère montante, dont le 49.3 pourrait bien faire déborder le vase. Quand à la loi sur le plein emploi, censée ouvrir la voie à de vieilles revendications de la CFDT, comme la possibilité d’accords sur la semaine de quatre jours ou la généralisation du compte-épargne temps, il ne s’agit que de gadgets qui ont peu de chance de calmer le jeu avec Laurent Berger, qui continue de réclamer l’abandon de la mesure d’âge.
Que se passe-t-il avec les banques ? L’image du Terminator convient bien cette semaine aussi à la crise financière qui fait rage aux Etats-Unis et commence à atteindre par contagion l’Europe. Les conséquences de la faillite de la Silicon Valley Bank ont été ressenties violemment, au travers du cas de la banque Crédit Suisse, sauvée in extremis par les autorités suisses en fin de semaine, mais aussi de la chute des cours de nombreuses banques européennes, dont plusieurs grandes banques françaises. Même si Bruno Le Maire a fait son travail de ministre de l’économie et des finances pour tenter de rassurer l’opinion sur l’absence de contagion, il y a tout lieu d’être en réalité très inquiet de la situation, pour au moins trois raisons.
La première tient aux causes de la chute de Silicon Valley Bank et de ses clones : dans tous les cas, il s’agit de banques régionales, non systémiques, qui ont bénéficié de l’allègement par Donald Trump (encore lui) en 2018 des réglementations prudentielles (le Dodd-Frank Act, la loi post-Lehman Brothers). Ces banques ont placé les dépôts de leurs clients en bons du Trésor sans se couvrir contre le risque de remontée des taux, une faute grave, ce qui a engendré de très lourdes pertes et le phénomène imprévisible et irrationnel de bank run qui a ruiné la SVB, confrontée à des dizaines de milliards de dollars de retraits de la part des startups en quelques heures. Mais contrairement à ce qui a été dit, ce risque de bilan sur la gestion actif-passif ne concerne pas que la Silicon Valley Bank et quelques autres. Les marchés sont en train d’attaquer toutes les banques qui leurs semblent suspectes et susceptibles de connaître le même sort et les attaquent massivement via le marché des Crédit Default Swap (CDS). Il va falloir du temps avant de trier le bon grain de l’ivraie et cela ressemble en tout point à la crise de défiance qui avait provoqué en 2007-2008 la crise des subprimes, lorsque toutes les banques se méfient les unes des autres.
La deuxième raison est que les marchés ont découvert un moyen de pression sur la politique monétaire des banques centrales afin de freiner la hausse des taux dont la remontée brutale explique en grande partie l’accident de la SVB. La BCE n’y a pas cédé jeudi, en relevant quand même de 50 points de base ses taux directeurs. Mais les marchés sont sur les nerfs en attendant la prochaine décision de la FED : sauver l’économie ou sauver les banques, cela risque de devenir le grand dilemme des banques centrales au cours de la suite de l’année et cela risque d’engendrer beaucoup de nervosité. Jusqu’au grand krach final prédit par l’économiste Nouriel Roubini ? C’est la grande inconnue.
La troisième raison de paniquer est encore plus grave : elle tient aux conditions même du sauvetage de la Silicon Valley Bank par Joe Biden. En décidant de mobiliser l’argent du contribuable américain pour garantir les dépôts des startups, le président des Etats-Unis a creusé une brèche que dis-je, un ravin béant, dans le fonctionnement même du capitalisme. Le fameux « moral hazard » des économistes, qui veut que lorsqu’une banque fait faillite, ses actionnaires font faillite, est atteint. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Américains n’avaient pas sauvé Lehman Brothers en septembre 2008. Provoquant une déflagration plus grave encore sur la planète finance. Instruit de ce risque, Joe Biden a sans doute eu raison d’agir sans trembler pour sauver les déposants de SVB, mais il n’a fait que la moitié du travail. Il va falloir désormais faire payer les actionnaires et mettre à l’index les mauvais banquiers.
Comment ne pas avoir la nausée quand on apprend que Greg Becker, l’ex-patron de la Silicon Valley Bank, a vendu 30 millions de dollars d’actions il y a quelques semaines, senti venir le vent du bank run qui a emporté sa banque et failli ruiner ses clients ? Comment s’étonner que l’on veuille à nouveau « pendre les banquiers » avec de tels comportements pas très ESG-compatibles… Il y a décidément quelque chose de pourri (« rotten ») au royaume de la finance. Au final, pas de panique, mais on peut donc s’attendre à une vague massive de consolidation bancaire et à un mouvement de re-régulation pour rétablir les garde-fous que l’Europe a su ne pas démanteler. La croissance et les rendements des banques américaines en souffriront peut-être mais cela vaut mieux que de voir la planète finance partir en fumée sur les décombres de la pyramide de Ponzi engendrée par dix ans de taux d’intérêt zéro. En clair, nous dormons au-dessous d’un volcan qui menace d’entrer en éruption à tout moment. Pas rassurant…
Terminator, toujours lui, enfin, à propos de la grande annonce par Microsoft de la nouvelle version de son robot conversationnel. Comment ne pas avoir cette image en tête quand on voit les réactions mi-amusées, mi-effrayées, de la communauté des experts de l’intelligence artificielle devant les progrès spectaculaires de GPT4, la nouvelle version du chatbot d’OpenAI. Face à celles-ci, on peut avoir deux attitudes. N’y voir qu’une exceptionnelle opération marketing de Microsoft, consistant à faire croire à l’opinion que nous entrons dans un nouvel âge : alors qu’il ne s’agit que d’un chatbot, un simple robot conversationnel obéissant à nos instructions, les fameux Prompts.
Ou accepter que cette technologie soit réellement révolutionnaire, au point de soulever des questions éthiques et morales inédites. Sur les réseaux sociaux, certains commencent déjà à parler de Skynet, l’intelligence artificielle qui déclenche l’extermination de l’humanité par les machines. Et si GPT4, ou ses successeurs et concurrents, devenait autonome ou prenait le contrôle de nos ordinateurs. On nage en pleine science-fiction. En tout cas, GPT4 serait déjà capable de réussir les examens de médecine ou de rentrer à Harvard ou Polytechnique. Face à cette « guerre des intelligences », comme l’avait écrit Laurent Alexandre, il y a de quoi s’interroger sur notre destin : encore une révolution anthropologique ?
Pour terminer la semaine, retrouvez aussi le dossier spécial très complet réalisé par la rédaction de La Tribune sur « la revanche du nucléaire », en format PDF pour les abonnés. Vous y lirez notamment un entretien avec l’ancien PDG d’EDF, Pierre Gadonneix, sur les défis de la construction du nouveau programme nucléaire de la France.
Par Philippe Mabille, Directeur de la rédaction de La Tribune.