La Cour constitutionnelle allemande a sommé mardi 12 mai2020, la Banque centrale européenne de justifier « dans les trois mois » ses rachats de dette publique, fragilisant son vaste soutien à l’économie en pleine pandémie de coronavirus.
Cet arrêt retentissant, qui sonne comme un défi aux institutions européennes, vise le programme anti-crise mené depuis 2015, au moment même où l’institut de Francfort le renforce face aux conséquences de la crise sanitaire. « Pour la première fois de son histoire, la Cour constitutionnelle allemande constate que les actions et décisions des institutions européennes n’ont manifestement pas été prises dans le cadre des compétences européennes et ne peuvent donc pas avoir d’effet en Allemagne » a déclaré Andreas Vosskuhle, président de la Cour constitutionnelle allemande. Concrètement, la puissante Banque centrale allemande se verra interdire de participer à ces rachats massifs d’obligations souveraines si « le Conseil des gouverneurs de la BCE » ne démontre pas leur « proportionnalité », a décidé la juridiction suprême allemande. En clair, l’institution de Francfort doit établir d’ici le mois d’août, de manière « compréhensible et détaillée », que les effets positifs de ce programme l’emportent sur ses inconvénients. La BCE n’a cessé depuis des années de plaider pour cet « assouplissement quantitatif » ou « QE », décrié notamment en Allemagne, expliquant vouloir stimuler l’offre de crédit, donc in fine la croissance et l’emploi en zone euro. Mais pour les magistrats de Karlsruhe, l’institut s’aventure ainsi sur le terrain « de la politique économique », hors de sa stricte compétence monétaire consistant à garantir un certain niveau d’inflation.
– Guerre des juges –
Saisie par plusieurs requérants eurosceptiques, la Cour constitutionnelle reconnaît certes n’avoir « pas pu établir de violation » par la BCE de l’interdiction qui lui est faite de financer directement les Etats européens. Mais dans une décision d’une rare virulence, les magistrats de Karlsruhe jugent « douteuse » la compétence de l’institut de Francfort pour racheter massivement de la dette publique, soit l’essentiel des 2 600 milliards d’euros injectés sur les marchés entre mars 2015 et décembre 2018 dans le cadre du « QE », réactivé en novembre dernier. En particulier, les juges allemands refusent de se plier à l’avis de la Cour de justice européenne, qui avait validé fin 2018 le programme de la BCE, mais a selon eux « totalement ignoré » ses « conséquences économiques » et rendu une décision « incompréhensible ». Cette injection massive de liquidités affecte en effet « pratiquement tous les citoyens », en tant « qu’actionnaires, propriétaires, locataires, épargnants ou détenteurs de polices d’assurances », entraînant « des pertes considérables pour l’épargne privée », détaille la Cour constitutionnelle.
« La BCE analyse cette décision et la commentera en temps utile », a sobrement réagi l’institut monétaire, qui n’avait jamais connu pareil affront judiciaire en 20 ans d’existence. La Commission européenne a de son côté réaffirmé « la primauté du droit communautaire et le fait que les arrêts de la Cour de justice européenne sont contraignants pour toutes les juridictions nationales », selon son porte-parole Eric Mamer.
– ‘Menace constante’ –
Au moment où les gardiens de l’euro déploient des moyens inédits face au cataclysme économique causé par le coronavirus, la justice allemande « place la BCE sous une menace constante », résume Henrik Enderlein, de l’institut Hertie School. Des rachats supplémentaires de dette pour plus de 1 000 milliards d’euros ont en effet été décidés depuis mars rien que pour 2020 via une rallonge côté QE –menacée par ce recours– mais aussi grâce au nouveau programme d’urgence contre la pandémie (PEPP) doté de 750 milliards d’euros.
« Une interprétation optimiste pourrait être que la Cour aboie mais ne mord pas », souligne Carsten Brzeski: il suffirait alors que la BCE accouche d’un argumentaire détaillé pour que le problème soit réglé. Mais pour Frederik Ducrozet, de Pictet Wealth Management, cet « ultimatum » soulève des doutes à plus long terme: la justice allemande dresse en effet une série de « garde-fous » techniques susceptibles de s’imposer à toute l’action de la BCE. Les magistrats évoquent notamment la règle interdisant à la BCE de détenir plus du tiers de la dette émise par un Etat, alors que le programme anti-coronavirus s’en affranchit. « De nouveaux recours vont arriver immédiatement en Allemagne contre le PEPP », prédit ainsi sur Twitter Vitor Constancio, ancien vice-président de la BCE.
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