(Le Bénin, un cas d’école pour une intégration réussie)
Depuis plusieurs décennies, l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) plaident pour la libre circulation des personnes et des biens. Hélas, les forces de sécurité, par des pratiques d’exaction et d’abus d’autorité compromettent ce rêve tant attendu des peuples.
Sylvestre TCHOMAKOU
En Afrique de l’ouest, l’intégration régionale repose sur un principe fondamental : la libre circulation des biens et des personnes. Mais, la réalité est toute autre. Soutenu par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), cet idéal censé permettre aux citoyens et aux marchandises de se déplacer sans entrave à travers les frontières des États membres, reste, dans la pratique, largement trahi. Aux postes de contrôle des frontières, les forces de sécurité, loin de faciliter le passage, transforment les axes en véritables zones de racket. « J’ai dû payer 10 000 francs CFA pour que le douanier me laisse passer avec ma marchandise », témoigne Marie Koffi, une commerçante de pagnes et d’articles féminins entre le Bénin et le Togo. « Si tu refuses, poursuit-elle, ils te bloquent pendant des heures, et parfois, ils te confisquent tes biens. C’est devenu une habitude ». Ces pratiques ne sont pas isolées, elles sont monnaie courante à la frontière Hillacondji/Sanvee Condji notamment à l’entrée comme à la sortie du Togo. Le Bénin ayant réussi, depuis 2016, à contraindre ses forces de sécurité au respect des normes communautaires en matière d’intégration.
Les récits des victimes de ces abus sont légion et variés, mais tous révèlent une constante : la nécessité de payer pour éviter d’être retardé dans son voyage. En sortie touristique sur Lomé le 14 juin 2024 avec onze (11) bus de 62 places chacun, pour plus de 600 personnes, des étudiants de la Faculté des lettres, langues, arts et communication (FLLAC) de l’Université d’Abomey-Calavi (UAC), n’ont pas échappé à cette manie qui détourne l’esprit des protocoles de l’Uemoa et de la Cedeao. « Dans le cadre de la journée de l’étudiant de la Fllac 2024, nous avons entrepris de visiter Lomé avec les camarades étudiants. Nous avons discuté avec les services de l’immigration du Bénin et du Togo afin de nous faciliter la traversée de la frontière. Du côté du Bénin, les agents en poste ne nous ont rien pris. Ceux du Togo, quelques jours avant, ont demandé à ce qu’on envoie la liste des participants avec leur pièce d’identité. Ce qu’on a fait. Le jour de la sortie, une fois à la frontière de Sanvee Condji, les agents togolais, malgré les démarches préalablement faites, nous ont exigé une somme de 300 mille FCFA avant que nous ne traversions pour entrer sur le territoire togolais. Ce qu’on n’avait pas.
Finalement, ils nous ont pris 200 mille FCFA. Après ça, ils nous ont pris 50 mille FCFA au niveau du service de santé. », relate Azaria Chaougandji, Secrétaire à l’organisation du Bureau d’union d’entité de la FLLAC (BUE/FLLAC). Cette mésaventure, fait-il savoir, ne s’est pas limitée à l’entrée. Au retour de la délégation, l’équipe de garde n’a pas manqué d’exiger également des frais de passage. Après plusieurs heures de discussion, ils n’ont eu d’autres choix que de glisser 40 mille F CFA aux agents en faction. Toutes tentatives d’avoir de pièces justificatives ayant été vaines. « C’est du banditisme sous couvert des Etats », résume Abiola Adamou, un nigérian commerçant d’appareils électroménagers qui a vécu une mésaventure similaire à la frontière entre le Bénin et le Togo ainsi qu’entre le Togo et le Ghana.
Les actes additionnels de la Cedeao et de l’Uemoa : lettre morte
Aussi vieille que la plupart des institutions notamment la Cedeao et l’Uemoa, la situation se forcit en toute connaissance des autorités supérieures de la plupart des pays. Ceci, malgré que l’Acte Additionnel A/SP.2/5/90 de la CEDEAO, adopté en mai 1990, stipule clairement que les citoyens des États membres ont le droit de circuler librement sans visa pour une période de 90 jours. De même, le Protocole A/P.1/5/79 sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement de la CEDEAO engage les États à supprimer les barrières à la circulation intra-régionale. L’Uemoa, en ce qui la concerne, a mis en place plusieurs actes additionnels pour renforcer l’intégration économique et sociale de ses membres. Les plus remarquables sont entre autres : l’acte Additionnel A/SA.3/12/88 sur la suppression des visas d’entrée pour les citoyens de l’Uemoa voyageant à l’intérieur de l’espace communautaire ; l’acte Additionnel A/SA.1/01/03 relatif à l’harmonisation des législations douanières pour faciliter le commerce intra-communautaire ; et l’acte Additionnel A/SA.4/06/99 concernant la sécurité et la sûreté des personnes et des biens. Mais ces textes restent souvent lettre morte, en raison d’un manque de volonté politique et de la persistance de la corruption au sein des forces de sécurité.
Le Bénin, un cas d’école pour une intégration réussie
S’il est une réalité que les postes de contrôle du Bénin ont longtemps été un terrain fertile au racket des citoyens avec les forces de sécurité, la Commission de l’Uemoa, consciente de la plaie béante que constitue le fléau pour une intégration réussie, note avec satisfaction des changements positifs depuis 2016. Soulignant que cette situation ne devrait plus avoir droit de cité, avec les textes existants, « vous pouvez être fier du Bénin », a assuré Yaovi Batchassi, Représentant Résidant de la Commission de l’Uemoa, avant de poursuivre : « Jusqu’à présent, c’est le seul pays qui s’est conformé à ce texte qui veut que les contrôles, c’est au départ, à la frontière et à l’arrivée ; trois niveaux. Mais certains Etats mettent en avant les questions sécuritaires pour mettre encore des barrages ». Se désolant de la pratique qui a la peau dure au niveau de certains Etats en dépit des engagements, « normalement, affirme-t-il, un ressortissant qui vient avec sa pièce, qui montre tout ce dont vous avez besoin pour le contrôle, n’a pas à payer ». Confronté à plusieurs reprises au racket des forces de sécurité, « il faut, se convainc-t-il, connaître ses droits pour qu’au passage, on ne puisse pas vous escroquer. Il faut poser des questions, et les bonnes. Il y a un texte qui le dit ? Vous allez me délivrer une quittance après ? S’il n’y en a pas, pourquoi je dois payer ? ». C’est dire, selon le diplomate, que la complicité passive des citoyens est l’autre facteur encourageant les « faux » frais.
Des pratiques qui minent l’économie régionale
Au-delà des préjudices individuels, ces pratiques ne sont pas sans conséquences économiques. A n’en point douter, elles freinent le commerce intra-régional, découragent les échanges et créent une insécurité juridique pour les opérateurs économiques. « Comment peut-on parler de marché commun quand chaque frontière devient une épreuve ? », s’interroge Jean-Paul T., transporteur basé à Niamey. « Nous sommes censés être dans une zone économique commune, mais chaque passage de frontière est une négociation dans laquelle celui qui paie le plus passe le plus vite », s’offusque-t-il. Les ambitions de l’Uemoa et de la Cedeao, en matière de marché commun et de libre-échange, sont ainsi continuellement sapées par des pratiques qui non seulement ralentissent le commerce, mais aussi augmentent le coût. Des surcoûts souvent répercutés sur le consommateur final, rendant les produits plus chers dans les marchés locaux et fragilisant davantage les économies des États membres. Des élans qui sapent les fondements de l’intégration régionale.
Restaurer l’unité régionale
Pour lutter contre l’escroquerie et les faux frais aux frontières de l’Uemoa et de la Cedeao, il est essentiel de renforcer les mécanismes de surveillance et de contrôle tout en favorisant l’harmonisation des réglementations douanières. Une stratégie inspirée de l’espace Schengen pourrait inclure la mise en place d’un système de contrôle automatisé et interconnecté entre les États membres, permettant une vérification rapide et fiable des documents. L’instauration de sanctions sévères et uniformes pour les agents impliqués dans des pratiques frauduleuses, ainsi que des programmes de formation continue sur l’éthique et la transparence, seraient également indispensables. À l’instar de l’agence Frontex en Europe, la création d’une force régionale de contrôle des frontières chargée de veiller à la libre circulation des biens et des personnes, pourrait assurer une application rigoureuse des règles et renforcer la confiance des acteurs économiques dans l’intégration régionale. Il est également utile de sensibiliser de manière continue, les citoyens à leurs droits et aux démarches légales à suivre en cas d’abus. La mise en place de mécanismes de protection pour les lanceurs d’alerte et les victimes de corruption est tout aussi utile.