L’Indice de Perception de la Corruption (IPC) 2022 publié le 31 janvier 2023 par Transparency International classe le Bénin à la 72ème place en 2022 sur 180 pays contre 78ème en 2021 avec 43 points sur 100. Le Bénin a ainsi réalisé ses meilleurs scores aussi bien au niveau de la note que du rang dans l’IPC depuis 2012. Malgré ce progrès et les efforts contre ce phénomène, force est de constater que des irrégularités continuent d’entacher la procédure des marchés publics. Comment s’opère cette corruption dans la gestion de la commande publique ?
Abdul Wahab ADO
« Gagner un marché public, n’est pas pour celui qui a la capacité technique et financière mais qui a les bonnes relations ». C’est par cette boutade qu’Adaman Agossou, gérante d’une société de vente de matériels informatiques, révèle l’arbre qui cache la forêt en matière de passation des marchés publics. En 2021, cette femme d’affaires a soumissionné à plusieurs appels d’offres lancés aussi bien par des ministères que par les communes mais sa société n’a obtenu la moindre adjudication. La gérante Adaman Agossou change alors de fusil d’épaule. « J’ai compris qu’il faille tisser des relations avec quelques acteurs notamment les Personnes Responsables des Marchés Publics », confie Adaman Agossou.
Pour Mathieu Hountondji, Directeur d’une société intervenant à Porto-Novo et Ifangni et spécialisée en Bâtiments et Travaux Publics (BTP), « Il faut avoir des contacts mais aussi être reconnaissant envers les PRMP (Personnes Responsables des Marchés Publics) si vous voulez gagner vraiment les marchés ». « Dès fois et surtout, en fin d’année ou en début d’une nouvelle année, il faut faire des gestes aux responsables de la gestion des marchés publics ou aux Directeurs de l’administration financière (DAF). Certains responsables de gestion de la chaîne des dépenses publiques nous demandent ouvertement des pourcentages à prendre déjà lors du dépôt des dossiers d’appel d’offres. Tout le monde sait que ce n’est pas facile de gagner un marché public. C’est un réseau fermé même si vous avez toutes les compétences », ajoute-t-il.
Ce conseil, la gérante Adaman Agossou va le mettre en pratique. « J’ai dû faire des promesses qu’en gagnant je serai reconnaissante. Et, c’est cela qui m’a permis de gagner un marché de 15.000.000 FCFA ». Si des soumissionnaires reconnaissent avoir versé des pots-de-vin pour gagner des marchés publics, les acteurs de la chaîne de commande publique ne sont pas du même avis. Jules Akapko Mahoussi, Consultant et Juriste-Spécialiste en passation des marchés publics, indique qu’il y a des sanctions qui sont prévues dans le code des marchés publics en cas de corruption.
Les faits de corruption, mettant en contact deux individus qui ont choisi la complicité, ils ne sont pas souvent révélés pour plusieurs raisons, selon Théodule Nouatchi, membre du Front des Organisations de Lutte Contre la Corruption (FONAC) et Enseignant chercheur en droit à l’Université d’Abomey-Calavi (Uac). Pour cet ancien membre de l’Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP), « ça se passe comme entre des personnes intimes ». « Dès lors que le corrupteur et le corrompu sont frappés de la même peine, jusqu’à l’abrogation de la dernière loi, il est difficile de voir quelqu’un dénoncer, sauf s’il est dans l’ignorance qu’en dénonçant il ne sera pas puni. C’est ça qui a fait que la corruption existe et nous en sommes conscient. On soupçonne l’existence de la corruption mais jamais vous ne l’appréhendez parce que, c’est un jeu où chacun tire son intérêt et personne ne veut dénoncer son prochain. Partout où il y a un jeu, il y a un enjeu pour chacun. L’enjeu du corrupteur, c’est d’obtenir le résultat qu’il cherche et le corrompu, d’obtenir de l’argent au passage. Voilà pourquoi les cas de corruption ne font pas du bruit », explique Théodule Nouatchi.
Les organisations de la société civile combattent le fléau et font la veille pour la bonne gouvernance dans les marchés publics. Tel est le cas de l’Ong Alcrer qui demande depuis 2018 à avoir accès à certains contrats tels que les contrats de Leasing, asphaltage, le contrat de gestion au Port autonome de Cotonou. Mais elle n’a pas eu gain de cause.
De lourdes sanctions et pourtant…
Des actions sont menées depuis 2016 pour lutter contre la corruption dans les marchés. Pour preuve, l’Autorité de régulation des marchés publics (ARMP) n’a cessé de rendre des décisions sanctionnant des acteurs de la commande publique ou ordonnant l’annulation de procédures de passation des marchés à la suite d’irrégularités constatées. Le 15 juin 2023, l’ARMP s’est autosaisie d’un dossier après qu’un audit indépendant a relevé des irrégularités au niveau de 38 structures et administrations publiques contractantes sur des marchés au titre de l’année 2020. Ces irrégularités portent sur un montant de plus de 130 milliards FCFA. Le rapport d’audit a relevé dans certains dossiers de passation de marchés publics au titre de 2020, une mauvaise gestion dans la tenue et la conservation des documents relatifs aux transactions, la non-élaboration des rapports d’activités par les Personnes responsables des marchés publics (PRMP) et Chefs Contrôle des Marchés Publics (CCMP). Il est reproché à certains dossiers, l’absence de preuve de publication du PV d’ouverture de l’appel d’offres, l’existence d’incohérences dans la conduite de l’évaluation des offres, la non-élaboration du PV d’attribution provisoire, l’absence de l’avis de la COMP ou de la DNCMP sur la proposition d’attribution provisoire, la non-publication du PV d’attribution provisoire, l’absence de preuves de notification d’attribution provisoire au soumissionnaire retenu. Il a été relevé aussi dans des dossiers, l’absence de la preuve de notification des résultats d’attribution provisoire aux soumissionnaires non retenus, l’absence de preuve de production de garantie de bonne exécution par le titulaire du marché, l’absence de preuve de restitution des garanties de soumission aux soumissionnaires évincés, des marchés non enregistrés et des marchés en cours d’exécution avant l’enregistrement. L’audit a constaté au niveau de certains dossiers, le non-respect du délai légal d’attente après la notification des résultats, l’insuffisance des canaux de publication des DRP au niveau du siège des préfectures ou mairie, chambres des métiers. Il a été noté l’absence de preuve de constitution d’un répertoire de fournisseurs agréés, une passation par procédure de DC de marché dont le montant prévisionnel hors taxe est supérieur au seuil dédié, l’absence dans la documentation des rapports spéciaux justifiant le recours au gré à gré et l’absence de preuve de communication pour l’information à l’ARMP du marché passé par entente directe. Autres délits, l’absence de preuves de consultation des entrepreneurs, prestataires ou fournisseurs au moins dans le cadre des seuils de dispense, une présomption de pratiques de collusion entre soumissionnaires, le fractionnement des marchés, la non-application des exécutions et/ou retenue de garantie, le non-prélèvement des pénalités de retard d’exécution, des difficultés d’exécution, la non-utilisation des équipements, qualité douteuse des travaux et des marchés en difficulté ou abandonnés. Toutes ces irrégularités confirment la thèse des précédents intervenants dans la gestion de la commande publique.
L’Autorité de régulation des marchés publics (Armp) n’est pas restée indifférente face aux acteurs indélicats dans la gestion de la commande publique. Pour irrégularités constatées dans les procédures de passation des marchés de quatre dossiers d’appel d’offres lancés par la commune de Porto-Novo, l’ARMP a prononcé, le 15 juin 2023, l’exclusion de la commande publique en République du Bénin pour une période de cinq (05) ans de deux cadres de ladite mairie. Il s’agit deMonsieur Houssou G. K. Roméo, Personne Responsable des Marchés Publics (PRMP) de la commune de Porto-Novo et Monsieur Noudaikpon Mahugbe Grégoire, Chef de la Cellule de Contrôle des Marchés Publics C/CCMP de la commune de Porto-Novo qui sont exclus de la commande publique en République du Bénin pour une période de cinq (05) ans à compter du 30 juin 2023 au 29 juin 2028, selon la décision N°2023-078/ARMP/PR-CR/CRD/SP/DRAJ/SA du 15 juin 2023. Aussi, pour traitement inégalitaire des candidats à la commande publique, deux PRMP (Pobè et Adja-Ouèrè) ont écopé 5 ans d’exclusion de l’ARMP. Plus de 100 acteurs de la gestion des marchés publics ont été déjà sanctionnés par l’Armp. De plus, pour la bonne transparence dans la commande publique, des audits de gestion des marchés publics de 2016-2017 ont été diligentés. Les résultats des audits rendus publics lors des dernières séances de dissémination de 2021 ont révélé des irrégularités dans la gestion de la commande publique. Selon les résultats présentés par SEGBO TABE de l’ARMP, au nombre des irrégularités, on peut citer entre autres, les procédures irrégulières dans la passation, le non archivage, des documents de passation ; dépassement des 10% dans la procédure de gré à gré des marchés passés sans l’avis favorable de la Direction nationale de Contrôle des marchés publics (DNCMP), non-respect du nombre de plis pour les ouvertures ; non-respect des délais de publication des avis d’attribution ; défaut de validation des PV d’ouverture, de jugement et d’analyse par les cellules de contrôles des marchés publics (CCMP), etc. Les résultats de ces audits révèlent des manœuvres frauduleuses dans la commande publique.
L’Autorité de régulation des marchés publics (ARMP) joue son rôle de gendarme de veille et de sanctions dans la commande publique conformément à son programme en assurant entre autres l’organisation du système de formation de l’ensemble des acteurs de la commande publique et le développement du cadre professionnel ; la mise en œuvre des procédures d’audits techniques indépendants de la commande publique ainsi que la sanction des irrégularités constatées. Malgré les luttes contre la corruption depuis 2016 et l’existence d’une Cellule d’analyse et de traitement des plaintes et dénonciations (Cpd) installée à la présidence de la République pour tout acte de corruption, les jugements de la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (CRIET), la création du Haut-Commissariat pour la Prévention de la Corruption (HCPC) qui n’est pas encore opérationnel, etc, le mal persiste dans les marchés publics. Si les pratiques frauduleuses ont la peau dure malgré les sanctions, c’est le signe qu’il faut changer de paradigme.
Nécessité d’une nouvelle réforme dans la lutte contre la corruption
Le régulateur devrait renforcer davantage ses audits de vérification. Selon Rodrigue Gislain Sagbo, expert en bonne gouvernance, pour réduire la corruption au Bénin notamment dans les marchés publics, il faut revoir les textes en matière de lutte contre la corruption. Le dénonciateur ne doit pas encourir les mêmes peines que le corrupteur. L’expert en gouvernance a insisté sur le respect des accords et conventions en matière de lutte contre la corruption. Rodrigue Gislain Sagbo, a insisté sur la déclaration effective de patrimoine,l’indication des précédents emplois et postes rémunérés en dehors de la fonction publique. Ces dispositions peuvent permettre de détecter efficacement les conflits d’intérêts potentiels et d’éventuels enrichissements illicites.
L’ancienne loi n°2011-20 du 12 octobre 2011 portant lutte contre la corruption et autres infractions connexes, dispose en son article 40 que le corrupteur : « est puni d’un emprisonnement de 5 ans à 10 ans et d’une amende égale au triple de la valeur des promesses agréées ou des choses reçues ou demandées, sans que ladite amende puisse être inférieure à 1.000.000 FCFA…». L’application de ces mesures nécessite à priori des dénonciations, preuve à l’appui. Mais il est difficile d’apporter certaines preuves. Et, pourtant la loi n°2020-26 portant code des marchés publics en République du Bénin prévoit, entre autres, en son article 7 le respect des principes fondamentaux en matière de gestion des marchés publics que sont, liberté d’accès à la commande publique ; transparence dans les procédures, égalité de traitement des candidats et soumissionnaires. Les articles 126 et 127 du code prévoient également des sanctions portant interdiction de prendre part dans un délai de 5 ans ou à vie à une procédure de passation des marchés publics. L’article 127 du code a prévu des sanctions pour violations allant de cinq à 10 ans d’emprisonnement et d’une amende de 25 millions FCFA à 500 millions de FCFA. L’Armp doit saisir toutes les juridictions compétentes des violations de la règlementation.
Selon le rapport technique de février 2023 du Fonds Monétaire International (FMI), des lacunes subsistent en matière de lutte contre la corruption notamment par rapport aux bonnes pratiques et aux engagements internationaux souscrits par le Bénin. Il s’agit de : l’absence de protections suffisantes pour les lanceurs d’alerte, de régime juridique des conflits d’intérêt, un cadre très insuffisant pour les déclarations de patrimoine, qui ne prévoit notamment pas leur publication pour les personnalités de haut rang. Pour y parvenir quelques recommandations ont été formulées par les Expert du FMI. Il s’agit entre autres de réviser le Code Pénal en introduisant ou en complétant les dispositions relatives à l’incrimination et à la répression des actes de corruption conformément à la CNUCC ; réviser le cadre juridique relatif aux conflits d’intérêts et celui relatif aux déclarations de patrimoine conformément à la CNUCC ; Rendre le HCPC opérationnel tout en œuvrant en parallèle à renforcer son cadre juridique pour assurer son indépendance et envisager de lui transférer la compétence de police judiciaire pour les actes de corruption. Docteur Jean-Baptiste ELIAS, président du Front des organisations de lutte contre la corruption (FONAC) et ancien président de l’Autorité nationale de lutte contre la corruption (ANLC) pour sa part a souhaité que les réformes soient conformes à la convention des Nations Unies ; au protocole de la CEDEAO et aux autres accords signés par le Bénin.