La fermeture de la frontière reliant le Bénin au Nigéria à Sèmè-Kraké le 20 août 2019 a des répercussions significatives sur les activités économiques de la sous région ouest africaine. Dans le but d’éclairer quelques zones d’ombre qui ne permettent pas de bien comprendre la situation, nous avons requis l’avis d’un économiste. Directeur du cabinet ‘’Essiel’’, Jules Madjro a livré son analyse sur les raisons de ces mesures, ses implications et les perspectives économiques qui s’imposent au Bénin.
L’économiste du Bénin : La frontière à l’est du Bénin, reliant le Bénin au Nigéria a été fermée le 20 août 2019. Et ce, contre toutes attentes. Avez-vous été surpris par cet acte du Nigéria, à l’instar de plusieurs communautés frontalières du géant de l’Afrique de l’ouest ?
Jules Madjro : Les experts qui ont eu à travailler sur les relations commerciales entre le Bénin et le Nigéria ne peuvent en aucun cas se faire surprendre par la fermeture de la frontière de Sèmè-Kraké. Mais pas grand-chose ne laissait prévoir une radicalisation de la position nigériane sur les transactions commerciales entre ses autres voisins et lui. C’est sur ce point que nous autres, analystes de la vie socioéconomique des Etats africains pouvons nous accorder à dire que nous avons été un tout petit peu surpris. Mais pas trop. Car, des signes annonciateurs de la volonté d’expansion agricole du Nigéria en Afrique de l’ouest avaient déjà été donnés depuis des mois.
Qu’est-ce qui justifient les mesures du Nigéria à l’endroit de ses voisins ?
L’Etat du Nigéria a mis en place une politique agricole en vue de nourrir l’Afrique de l’ouest à l’horizon 2021. C’est-à-dire que dans deux ans, les mets que nous aurons à consommer en Afrique de l’ouest et au Bénin seront majoritairement produits au Nigéria. C’est l’ambition du gouvernement dirigé par le président Buhari. En effet, le Nigéria est conscient que, malgré les efforts fournis par différents Etats africains, le continent ne pourra atteindre l’autosuffisance alimentaire à l’horizon 2050. Les meilleurs rapports le confirment. Ainsi donc, en vue diversifier son économie tributaire du pétrole, le Nigéria envisage de combler le vide laissé par la consommation des produits importés dans la ration alimentaire des peuples d’Afrique de l’ouest. Une grande campagne de promotion agricole est en cours dans ce pays. L’Etat central, la banque centrale, les opérateurs économiques et les paysans parlent tous d’une seule et même voix. Le mot d’ordre est unique : produire, produire et produire. Mais après avoir produit des denrées alimentaires dont le riz en quantité importantes, les hommes d’affaires se sont retrouvés face à la concurrence des produits importés. Ce qui faisait que les produits locaux nigérians ne trouvaient pas de consommateurs. Donc, le gouvernement nigérian n’avait pas autre choix que de faire en sorte que certains produits ne soient plus importés sur son sol. De cette manière sa population pourra se satisfaire de ce qu’elle consomme. C’est en cherchant la solution à l’interdiction des denrées alimentaires d’importation que les autorités nigérianes se sont rendues compte qu’il faut un acte fort et autoritaire pour envoyer un message significatif aux pays ré exportateurs de produits alimentaires sur son sol. Pour éviter des prédispositions à la fraude, le pays a décidé d’interdire l’importation de tous produits alimentaires.
La fermeture des frontières peut-elle être interprétée comme une entorse aux principes de libre-échange sur le continent et dans la sous région ?
A notre connaissance, l’accord de Badagry, signé en 2003 entre le Bénin et le Nigéria, sous la présidence de leurs autorités respectives feu Mathieu Kérékou et Olusegun Obasanjo, devrait être une référence dans les échanges commerciaux entre le Bénin et le Nigéria, pour éviter toute déconvenue. Mais suite aux dénonciations du Nigéria concernant le non-respect des dispositions de cet accord par le Bénin, nous pouvons comprendre que l’erreur est en partie imputable aux autorités béninoises qui n’ont pas su jouer leur partition pour le respect du mémorandum de Badagry.
Le Bénin devait commencer par réfléchir à la mise en place d’une stratégie agricole adéquate pour exploiter les opportunités d’exploitations des produits made in Bénin afin de redynamiser son commerce intérieur basé sur la production, la transformation, la consommation et la commercialisation du surplus. Aujourd’hui, nous nous rendons compte que ce processus semblait long aux yeux de nos dirigeants d’alors, qui ont préféré la voie de la facilité axée sur l’économie superficielle qu’est la réexportation sans aucune transformation.
Etant donné que cette fermeture n’est pas sans raison valable, il serait difficile d’accuser le Nigéria d’autre chose que de la volonté de protéger les investissements de ses opérateurs économiques afin de redynamiser son économie. Car cette dernière veut se baser sur la production agricole et la transformation locale. Ce qui devait être un exemple pour le Bénin. Donc, on peut y trouver à redire par rapport à la manière dont la mesure a été mise en œuvre mais je ne crois pas qu’on puisse reprocher à un pays de protéger les investissements de ses ressortissants. Donc, il est important de comprendre que les autorités nigérianes sont mues par la fibre patriotique. Ce qui devait être le cas des autorités de toutes les nations.
Cette crise commerciale entrevoit-elle des difficultés pour les pays au sein de la Zlecaf ?
Si les pays africains ne s’organisent pas pour respecter strictement les accords consignés dans les documents, il ne faut pas s’attendre à un miracle. Ceci commence déjà par la vulgarisation du contenu des dispositions obligatoires et facultatives qui conditionnent le bon fonctionnement du libre-échange entre les pays africains. Si les accords de Badagry avaient été vulgarisés à telle enseigne que tous les citoyens du Bénin et du Nigéria étaient informés, on n’en serait pas à des suppositions de part et d’autre sur la base du non-respect de ces accords. Dans le cas de la Zlecaf, nous suggérons que chaque opérateur économique s’imprègne de toutes les dispositions contenues dans les accords de cette zone, afin d’éviter toutes surprises désagréables qui pourraient causer du tort aux opérateurs économiques d’un pays ou d’un autre.
La Zlecaf étant une manifestation commune de la volonté de tous les Etats signataires de conjuguer leurs efforts pour une Afrique unie et puissante, seul le non-respect des dispositions communes par les acteurs économiques de part et d’autre, pourrait être à l’origine, de probables difficultés dans la mise en œuvre de la Zlecaf.
Pensez-vous qu’une issue prochaine sera trouvée ? Le Bénin a montré son envie de respecter les accords de Badagry, après que le Niger et le Burkina-Faso aient fait de même concernant certains produits alimentaires.
En tant qu’économiste, le cabinet Essiel regrette sincèrement que ce soit aujourd’hui, 16 ans après, que le Bénin s’engage à respecter l’accord de Badagry. Cette décision, à cet instant de l’année budgétaire, aura des répercussions sur la mobilisation des recettes telle que planifiée dans le budget national. Ce qui oblige le Bénin à revoir ses objectifs en tenant compte de ces pertes enregistrées au quotidien. Il n’y a jamais de crise sans fin entre le Bénin et le Nigéria. En nous référant à l’histoire depuis l’indépendance, nous sommes sûrs que les différentes autorités arriveront à accorder leurs violons. Il convient de même que les acteurs économiques béninois s’accordent avec les autorités en charge de l’économie et de l’industrie, afin de mettre en place, par une assise nationale, une ligne directrice à suivre par tout entrepreneur de la création à la maturité de l’entreprise afin de redynamiser le tissu économique national. Ceci pourrait paraître long, une fois encore aux yeux de nos autorités, mais, c’est la voie à suivre si nous voulons rebondir économiquement aux yeux du monde et développer notre agriculture, afin de booster notre croissance économique, gage de tout développement.