Ancien ministre et doyen de la Faculté des sciences économiques et de gestion de l’université de Lomé, Kako Nubukpo est, depuis le 10 mai 2021, commissaire chargé du Département de l’Agriculture, des Ressources en Eau et de l’Environnement (DAREN) de la Commission de l’UEMOA. Reçu sur RFI, le fonctionnaire de l’UEMOA opine sur l’actualité au Sénégal, au Sahel, sur le FCFA, au Togo…
Le 24 mars dernier, Bassirou Diomaye Faye a largement remporté les élections présidentielles après des semaines de doute sur la tenue de ce scrutin. Est-ce qu’on peut dire que la démocratie sénégalaise a passé avec succès son crash test ?
Oui ! La démocratie sénégalaise a passé avec succès son crash test. D’une part, ça montre bien que l’Afrique n’est pas fâchée avec la démocratie, ce que certains voulaient nous faire croire. Et puis, parce que, c’est des gens que j’aime bien. Quand j’ai initié les états généraux de l’ECO à Lomé au mois de mai 2021 ; j’ai travaillé avec les deux. Ousmane Sonko a participé aux travaux et a délivré son discours par visioconférence. Puisqu’il n’avait pas eu le droit de sortir du territoire sénégalais. Je salue vraiment cette victoire de la démocratie.
Vous pensez qu’ils n’ont pas été pris au sérieux au départ ? Et que, c’est dans les derniers instants que le gouvernement sénégalais a su que le vent est en train de tourner ?
Je crois que les jeunes en Afrique, comme les femmes, sont une majorité démographique mais une minorité sociale. Donc, on ira de surprise en surprise. On est une société très gérontocratique mais la démographie nous montre que de toutes les façons, la jeunesse prendra le pouvoir partout en Afrique.
La transparence est au cœur du projet défendu par le nouveau président sénégalais. Combattre la corruption ; est-ce qu’il en aura les moyens ?
Oui ! Parce qu’il y a une volonté très forte, manifestée durant la campagne. Même si la campagne fut très courte. Je crois que le peuple sénégalais a envie de changement. Il a une forte demande de redevabilité. Du coup, l’exécutif aura à ses côtés la majorité de la population qui aimerait voir plus clair dans tout ce qui s’est passé.
Il y a beaucoup de promesses économiques dans le programme du nouveau président sénégalais. De nouveaux accords annoncés dans les hydrocarbures, la pêche pourraient voir le jour. Est-ce que ces promesses pourront être tenues ? Est-ce le pouvoir ne sera pas rattrapé par la réalité ?
Ce qui est important, c’est la transparence. Je crois qu’il faudra revoir la nature des contrats et surtout les clauses de renégociation potentielle. Surtout faire participer la population. Un des soucis que nous avons en Afrique, lorsque les contrats sont signés avec le pouvoir exécutif ; c’est qu’ils ne sont pas suffisamment publicisés. A partir du moment où les choses sont transparentes, on peut voir ce qui est possible de revoir et de garder parce que l’idée, c’est cette suspicion récurrente sur le fait qu’il aurait de la corruption dans les contrats. Ce n’est pas toujours le cas. Mais le fait de ne pas rendre transparents les contrats laisse finalement cette « petite musique » de dominer.
On a vu en Guinée Conakry que le Président de la République avait émis au départ le souhait de renégociation d’un certain nombre de contrats ; notamment d’imposer de la transformation locale aux multinationales.
Parfois les coûts sont supérieurs au gain de renégociation. Moi, j’aime voir les choses en perspective. Mettons l’accent sur la transparence, sur la redevabilité et utilisons à bon escient ce qu’on tire de ces contrats même si ça peut être des contrats léonins. Je prends l’exemple de la Norvège et son fonds souverain sur le pétrole. A partir du moment où on met cet argent dans le développement économique et social ; on voit quand même, le gain pour la population. Il n’y a donc pas la manière dont les contrats sont libellés ; il y a aussi ce qu’on fait des gains issus de ces contrats.
Au-delà du pétrole, du gaz il y a des contrats sur la pêche qui ne respecteraient pas les règles ?
Il y a une vraie urgence parce que le taux de reconstitution que nous observons des poissons est plus faible que le taux de prélèvement. Ce qui fait qu’il y a un vrai danger pour la sécurité alimentaire des populations. La pêche dite INN qui est interdite est toujours présente en Afrique de l’Ouest.
C’est quoi la pêche INN ?
C’est la pêche illicite non déclarée et non règlementée. Cette pêche prospère malheureusement en Afrique de l’Ouest. Le gouvernement sénégalais a raison de remettre en cause ses accords internationaux.
Dans son programme, Faye a aussi défendu la réforme du FCFA, monnaie de plus en plus critiquée ; cela doit vous réjouir de voir un chef d’Etat fraichement élu remettre en cause le CFA ?
Le débat sur le CFA a été longtemps interdit. Le retour de ce débat au fond est un peu comme le retour du « refoulé ». Quand c’est porté par des autorités en charge des destins des nations ; c’est beaucoup plus sérieux. Le camp réformateur reprend des couleurs.
Comment les Etats ouest africains doivent-ils procéder pour remplacer le CFA par la monnaie commune l’ECO ?
Je pense qu’il faut faire quatre choses et rapidement. La première, c’est changer le nom de la monnaie. Ça fait des décennies qu’on le dit. Pour les jeunes africains, CFA c’est toujours Colonie française d’Afrique. En second lieu, il faut revoir la garantie qu’apporte la France au CFA. A mon avis, il faut abandonner le FCFA parce qu’il n’a vraiment jamais servi. Quand on observe sur une longue période ; nous avons toujours défendu la parité et qu’on n’a pas pu le faire on a dévalué la monnaie en 1994. Troisième chose, il faut revoir la gouvernance au sein de la zone franc en particulier l’articulation de la politique monétaire qui est commune et les politiques budgétaires qui sont nationales. Et pour ça, il faut fusionner les deux traités. Actuellement, nous gérons notre espace avec deux traités : il y a le traité de l’union monétaire de 1962 qui est revu plus tard en 2007. Il y a aussi le traité de l’union économique de 1994 qui était revu en 2003 et il était prévu une fusion des deux traités. Enfin, quatrième et dernière chose ; la question du régime de change mais à discuter d’emblée avec la CEDEAO.
Vous appelez à de nouveaux états généraux de l’ECO ?
Pour le mois de mai 2025, ça va être 50 ans de la CEDEAO, ce serait très bien qu’on puisse avoir une deuxième édition des états généraux de l’Eco. Je pense à un pays comme le Sénégal pour que le combat puisse prendre corps.
Les pays sont contraints par la nécessité de respecter des critères de convergence liés aux déficits budgétaires, à l’inflation. Comment faire pour contourner tous ces obstacles dans le contexte du Covid, de la guerre en Ukraine et de l’inflation mondiale ?
La limite de la souveraineté monétaire, c’est la contrainte extérieure. On n’y peut rien ; c’est comme ça ! C’est pour ça, qu’il faut définir d’emblée le principal objectif. C’est la transformation structurelle des économies, c’est la croissance, c’est la création d’emploi. La monnaie comme le budget, ce sont des instruments. Comme nous sommes 08 pays dans le cadre de l’UEMOA, 15 pays peut-être moins 03 dans le cadre de la CEDEAO ; nous avons suffisamment d’espace pour discuter des modalités de la convergence. A titre personnel, je crois que les critères de convergence sont très intéressants pour rentrer en union. Mais une fois que vous êtes en union, ce qui est important ce sont les fonds structurels qui permettent aux économies les moins nanties de rattraper les locomotives. On n’a pas fait suffisamment ce débat sur les fonds structurels ouest africains.
Parmi les réformes que vous préconisez ; il y a la rotation pour le poste de gouverneur de la BCEAO qui est dévolu pour le moment aux ivoiriens.
Quand on est en union, il faut assumer toutes les conséquences de l’union. La Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest est une société anonyme. Les parts sociales sont détenues à égalité par chacun des 08 Etats. Ce n’est pas un système fédéral comme la banque européenne où l’Allemagne a plus de poids que la France qui elle-même a plus de poids que l’Espagne parce qu’on raisonne en termes de PIB et des populations. Pour la banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, c’est une société anonyme et donc, nous sommes tous les 08 à part égale. Il n’y a aucune raison que le poste de gouverneur soit détenu par un seul Etat. Prenez notre sœur de l’Afrique centrale, la BEAC ; nous avons eu un gouverneur gabonais, nous avons eu un gouverneur équato-guinéen, nous avons eu un gouverneur tchadien et maintenant nous avons un gouverneur centrafricain.
En début d’année le Mali, le Niger et le Burkina ont dit vouloir quitter la CEDEAO, quelle a été votre réaction ?
Moi, j’ai applaudi parce que j’ai été contre les sanctions et je ne l’ai jamais caché. Ces sanctions économiques violaient les principes de gestion de notre zone. Selon l’article 04 de ses statuts, la banque centrale est indépendante de tout pouvoir politique.
Ces dernières années vous avez travaillé à la révision de la politique agricole commune de l’UEMOA, quel est l’objectif de ces travaux ?
Nous n’arrivons pas à atteindre notre autosuffisance alimentaire. Nous arrivons à nourrir avec notre production à peu près 80% de la population. Ça nous coûte très cher les importations massives par exemple de riz. Notre idée, c’est d’atteindre cette autosuffisance alimentaire, cette souveraineté alimentaire. Nous avons décidé de relire toute notre politique agricole, de redéfinir de nouvelles filières prioritaires. Nous en avons 05 à l’heure actuelle dont trois qui sont végétales : riz, mais, coton ; la filière bétail viande et la filière avicole. Les engrais chimiques ne peuvent pas être l’avenir de l’agriculture africaine
Quelle est votre position sur la réforme constitutionnelle dans votre pays le Togo ?
Ma position est claire. Je suis contre cette réforme constitutionnelle sur le plan du principe et sur le plan de l’opportunité. Sur le plan du principe, la Constitution c’est la Loi fondamentale, c’est le contrat social, comme toute institution, c’est un compromis stabilisé. Quand on déstabilise un compromis, on prend un risque. De ce fait, je suis contre les manipulations de la Loi fondamentale. Du point de vue de l’opportunité, c’est une Assemblée nationale qui n’est plus vraiment en activité. Depuis le 07 janvier 2024, le mandat des députés a pris fin. Changer la Constitution par des députés en fin de mandat, sans débat préalable, sans pédagogie de la réforme est quelque chose qui ne peut pas être acceptable. Je crains que ce type de débat ne démonétise tous les efforts qui sont faits par ailleurs en matière de développement économique et social.
Transcription : Belmondo ATIKPO
Source : RFI