En marge des 36èmes Journées du Club des dirigeants de banques et établissements de crédit d’Afrique, déroulées à Cotonou du 13 au 15 février 2025, Blaise Ahouantchédé, pionnier de l’inclusion financière en Afrique de l’Ouest et actuel Président-Directeur Général d’Afrik Créances, a, avec le journal “L’économiste du Bénin”, partagé ses réflexions sur la résilience du secteur bancaire africain et globalement, les facteurs pour stimuler les investissements locaux dans les économies africaines. Pour le précurseur du GIM-Uemoa, il est essentiel de déverrouiller l’économie pour que les citoyens n’aient pas peur d’investir. Interview.
Du 13 au 15 février 2025 à Cotonou, vous avez participé à la 36ème édition des Journées annuelles du Club des dirigeants de banques et établissements de crédit d’Afrique. Quels objectifs et ambitions ont motivé votre présence à ce rendez-vous ?
Merci de l’opportunité que vous m’offrez de parler de ma participation, de ma présence à cette journée du Club des dirigeants de banques. Je suis arrivé pour y participer compte tenu de l’intérêt que je porte à cette association. Déjà, il faut savoir que je suis membre du Club des dirigeants de banques. Ça fait plus de 20 ans que je suis moi-même membre de ce Club. À la faveur de mon séjour aux Etats-Unis pendant quelques temps, je n’ai plus participé à cette réunion il y a quelques années. Et je reprends du service à la demande des organisateurs pour que je puisse venir, parce que le sujet est quand même un sujet qui m’intéresse. Vous savez, pour vous qui m’aviez suivi un peu depuis des années, je suis un défenseur de toutes les problématiques de financement de nos économies. Je suis également un grand défenseur de l’usage des technologies, de la digitalisation, de la finance technologique, la finance inclusive.
Et donc, quand j’ai vu un thème aussi intéressant et le parterre de personnalités qui ont bien voulu venir sur la terre de mes aïeux, ma terre natale qui est le Bénin, je ne pouvais pas être du reste. Donc, je viens à trois titres, d’abord en tant que Béninois. Un tel événement dans mon pays, je ne peux pas vraiment rester à l’écart de cela. Et deuxièmement, c’est également une occasion pour moi de pouvoir partager, mes analyses sur ces sujets qui me tiennent aussi beaucoup à cœur. Et puis, l’autre volet que vous n’êtes pas sans savoir, c’est qu’aujourd’hui, l’enjeu de la digitalisation de nos économies est un enjeu extrêmement important pour le développement de nos pays et qui permet de ne plus être éloigné par rapport à l’évolution du monde. On parle aujourd’hui de l’intelligence artificielle, on parle de beaucoup de sujets aujourd’hui. Et la technologie a ceci d’important, c’est que ça n’a pas de frontières. Il suffit simplement d’avoir des jeunes qui sont bien formés et qui aujourd’hui peuvent faire des choses aussi importantes que les pays développés. Je suis venu aussi apprendre et écouter. Ma présence se justifie aussi pour voir si nous sommes dans la bonne direction, si ce que nous faisons est en alignement avec l’évolution du monde, les tendances lourdes dans le domaine.
En parlant de tendances et des défis actuels, au cœur des échanges qui ont eu lieu à ce rendez-vous, il revient de temps en temps la résilience du secteur bancaire. Du côté d’Afrik Créances, quelles initiatives portez-vous principalement pour renforcer cette résilience face au choc économique ?
La résilience est un sujet éminemment important, mais qui est aussi complexe dans sa forme, dans la mesure où il faut le contextualiser. La résilience des banques occidentales et la résilience des banques africaines ne se mesurent pas. Les métriques ne sont pas les mêmes, parce que nous n’avons pas les mêmes repères de développement, nous n’avons pas les mêmes niveaux de développement. Dans les pays développés, vous avez des banques qui ont une capitalisation qui fait plus de 30 fois le budget du Bénin. Donc, vous comprenez que quand on parle de résilience, il faut la mettre dans son contexte. Toutefois, si on reste d’un point de vue sémantique, je pense que quel que soit le niveau de développement où on est, ce sujet interpelle tout le monde, et particulièrement les banques qui sont créées pour accompagner le financement de l’économie.
Je fais partie de ceux qui pensent fondamentalement que pour que l’Afrique réussisse, il faut avoir des banques, disons, résilientes, des banques qui ont suffisamment de fonds propres et qui ont des compétences pour accompagner les PME par exemple. Puisque finalement, quand vous regardez nos économies, c’est surtout dominé par l’informel. L’informel qui tourne autour de 60 à 70 %, et les PME en même temps, relativement avec les tailles moyennes, c’est entre 70 et 80 %.
Donc, on a des signes qui ne nous trompent pas en fait. Si on regarde tous les indicateurs, les KPIs (Key Performance Indicators ou Indicateurs clés performance), on voit fondamentalement qu’il y a un enjeu important. Pour y arriver, il faut des banques fortes, des banques qui ne se créent pas et qui disparaissent du jour au lendemain. Je voudrais quand même saluer les efforts qui sont faits par la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, puisque c’est un peu ma maison. Donc, la résilience des banques est quelque chose d’important. Mais en même temps, je suis un peu partagé, parce qu’aujourd’hui, je suis libre de mes pensées, de mes réflexions. C’est qu’en même temps qu’on cherche des tailles critiques, parce qu’on cherche la résilience, la robustesse des fonds propres, je suis convaincu qu’on peut passer à côté des besoins réels de nos populations, de nos entreprises, parce que plus les banques prennent du volume, plus ça dépend de l’actionnariat, parce qu’on leur demande de la rentabilité. Je pense qu’aujourd’hui, l’enjeu, c’est d’avoir des banques avec des capitaux privés, avec des capitaux de ceux qui sont dans le pays. Donc, il faut que les gouvernants, et ça, je fais un appel aux autorités, pour qu’on facilite l’investissement direct à partir des capitaux propres, que les gens n’aient pas peur d’investir.
Et quelle est la formule par exemple pour faciliter cet investissement direct des capitaux locaux ?
Ça, c’est très simple, c’est qu’il faut avoir une économie assez souple. Si vous avez une économie verrouillée, les gens vont fuir. Je le dis aux gouvernants : il faut avoir une économie souple. Quand vous avez des pays comme la Norvège, qui a 1700 milliards de dollars, qui ne savent même pas ce qu’il faut faire avec, il faut déverrouiller. Il faut faire en sorte que les gens n’aient pas peur d’amener des capitaux et n’aient pas peur de faire sortir des capitaux. Et ça, c’est l’enjeu de demain. Il faut mettre en place des mécanismes qui encouragent les gens à investir, parce que je ne peux pas comprendre comment des paradis comme l’île Maurice, Luxembourg, captent toutes nos ressources, ou dans une certaine mesure, Kigali, alors que nous, on en a besoin. Il faut déverrouiller le système.
Mais le déverrouillage en question, à quel niveau est-ce qu’il faut le faire ?
Disons que c’est à plusieurs niveaux. Il y a, me semble-t-il, la nécessité d’adapter la réglementation à la politique de gestion économique de nos pays. Je m’explique. Quelque chose que nous faisons, tout est lié à la monnaie. La monnaie, donc politique économique, politique monétaire. Il faut se dire pourquoi les gens amènent plus facilement de l’argent des autres côtés et qu’on ne laisse pas de l’argent chez nous. Il faut créer des instruments pour absorber l’argent qui est dans nos pays. C’est ça que j’appelle qu’il faut assouplir tout en maintenant les règles de contrôle nécessaires. Dans ces pays-là, ils ont assoupli, mais il y a des contrôles. Mais c’est qu’on leur donne de la facilité à amener de l’argent et à le faire sortir sans problème. C’est un conseil pour nous, parce que nous sommes tous parties prenantes de l’évolution de nos pays. De ce point de vue, il me semble important que ce sujet-là soit regardé.
Maintenant, il y a un autre volet qui est en lien avec la question de la résilience dont vous parliez. Je pense aussi qu’aujourd’hui, il faut qu’on travaille au développement de l’inclusion financière.
Qu’est-ce qui bloque ou retarde véritablement l’inclusion financière sous nos cieux ?
En réalité, rien ne bloque l’inclusion financière, c’est qu’elle évolue. Je suis témoin de l’histoire. Je remercie, je rends grâce. Je rends grâce parce que, quand j’ai été recruté, dans les années 2002-2003, par le gouverneur de la Banque Centrale, Charles Konan Banny, j’avais compris que j’avais une mission. Et ma mission, c’était de faire en sorte qu’il y ait une démocratisation de l’usage des paiements. Véritablement, asseoir une stratégie inclusive, c’est-à-dire donner la chance à tout le monde d’utiliser les moyens de paiement pour payer quel que soit là où vous vous trouvez. Et ça, il fallait mettre en place un écosystème, c’est ce qu’on avait fait, intégré aujourd’hui. J’ai été le premier d’ailleurs à initier dans les années 2013, 2015, le premier forum qui devait réfléchir sur la mise en place d’un système intégré à l’échelle de la CEDEAO où on a pu démontrer qu’on peut interconnecter le Nigeria, le Ghana et les 8 pays de la CEDEAO. On a montré que les gens peuvent faire des transactions sans problème. Aujourd’hui, on parle de la ZLECAf, donc on était en avance.
Aujourd’hui, si vous prenez, on est capable de monter des systèmes interconnectés sans problème parce que c’est de ça qu’on parle. Quand les gens parlent d’écosystème intégré, c’est d’avoir un cadre où l’État est là, les régulateurs sont là, les banques sont là, les microfinances sont là, les assureurs, les fonds de garantie et les fintechs sont là parce qu’on ne peut plus faire quelque chose sans la technologie aujourd’hui. Quand on arrive à réunir ce cadre-là et on se donne des objectifs, finalement, on va réussir l’inclusion financière.
Pour répondre à votre question, Il faut qu’il y ait un leadership qui décide de dire qu’on va faire ceci ou cela. Parce qu’on veut que demain, tout le monde ait accès aux comptes. La Banque centrale a fait un effort important qu’il faut saluer parce qu’aujourd’hui, le taux d’accès aux services financiers est autour de 60%. Alors que quand moi, j’étais venu, le taux de bancarisation était autour de 25-30%. Le taux d’accès aux services financiers, c’est autour de 65%. Donc, il y a des efforts aujourd’hui grâce à la technologie, grâce au mobile money, où vous pouvez faire des transactions, transférer de l’argent. C’est pour ça que je dis qu’il faut assouplir le système pour que les gens n’aient pas peur de laisser leur argent, de le faire sortir, de le faire rentrer. Il faut qu’on assouplisse le système. Et ça, je pense que c’est une plaidoirie que je lance à l’endroit des autorités pour que l’argent reste ici. Et cela a un autre avantage, c’est que quand vous déverrouillez, les gens peuvent épargner, par ces canaux-là. Après, il faut adapter la réglementation à cela. Donc, de ce point de vue, on peut imaginer que la mobilisation de l’épargne interne, c’est-à-dire ce que j’appelle des ressources endogènes, pourront aider à financer l’économie. En ce moment-là, il faut mettre en place des véhicules, des instruments. Quand vous voyez les fonds souverains, les fonds de pension, tout ça, il ne faut pas que l’argent dorme. Il faut que l’argent puisse travailler pour aider nos pays.
(…) Je n’ai rien contre les macroéconomies. Les macroéconomies, tout est là. C’est classique. Mais la microéconomie est beaucoup plus complexe parce que ça touche la population qui est au fin fond à Natitingou, à Dassa ou dans les fins fonds de nos villages. Pour réussir ça, il faut avoir une vraie politique inclusive. C’est comme ça qu’on peut réussir les enjeux et les défis. Ça suppose que les outils que nous avons, il faut les renforcer en créant un cadre qui permet à ce que là où les banques ne peuvent pas aller, les autres acteurs puissent y aller. Aujourd’hui, chacun va dans tous les sens.
Moi, c’est des choses que je peux même porter si on me les demande. Je peux les porter parce que c’est important pour que tout le monde travaille, qu’il y ait de la complémentarité. Il y a des génies dans nos pays. Il suffit simplement de les aider. Il faut qu’ils aient confiance. Dans les pays développés, comme aux États-Unis, on encourage les génies à éclore leur futur. Et donc, il faut travailler. Pour le faire, il faut ce cadre-là, cet écosystème intégré. Nous, on fait des évaluations. On se dit, ok, ça c’est vous, les microfinances, vous vous en occupez. Mais quand la même entreprise qu’on a prise très petite, devient grande, il faut la confier à la banque. Vous voyez un peu ce que je veux dire ? Donc, c’est ça, l’enjeu de demain, c’est ça. Et quand on fait comme ça, les gens ont confiance. Tout le monde travaille ensemble. La concurrence, on peut la faire, mais l’enjeu n’est pas là. L’enjeu, c’est ça, au niveau de l’écosystème intégré.
Comment se positionne Afrik Créances dans l’écosystème du financement en Afrique par rapport aux autres institutions financières ?
Aujourd’hui, le niveau de notre pays est en train de s’élever. Donc, par patriotisme, il faut accompagner ce mouvement pour que ça profite vraiment au pays d’abord et aux futures générations. Après, il faut amplifier pour que ce soit beaucoup plus inclusif. C’est très important, parce que tout ne doit pas se concentrer à Cotonou. Il faut que ça soit beaucoup plus inclusif.
Afrik Créances compte jouer sa partition, mais modestement. En venant, c’est-à-dire qu’au travers des offres que nous proposons, on a l’offre qu’on appelle “intermédiation pour l’accès au financement et au crédit”, qui pour nous est vraiment très important. On veut attaquer le segment des PME et PMI, mais pour les aider aujourd’hui à accéder le plus aisément possible, pour leur enlever la peur aux banques et les aider à accéder au financement, mais avec une approche 360 degrés, une approche beaucoup plus holistique. Parce que, comme je le disais, pourquoi les PME, surtout les startups naissent et puis au bout de 4-5 ans, meurent ? Parce que derrière, elles n’ont pas la capacité de s’adapter pour que face à des contingences, elles puissent rebondir. Et donc, ça suppose qu’il faut, disons, veiller au renforcement des capacités, à l’éducation financière.
Donc, Afrique Créance, justement, veut contribuer à aider les PME à prendre en charge leur entreprise, les accompagner pour avoir des outils, les accompagner à lever des fonds, mais à honorer les engagements, pour que l’argent qu’on leur donne soit bien géré. L’avantage d’Afrik Créances, c’est que comme nous, on est intermédiaire, on est au milieu. Nous, on peut challenger les banques pour vraiment essayer d’obtenir le meilleur taux pour ces PME et les aider. Moi, je dis souvent à nos PME partenaires que dès que vous allez lever les fonds, on est marié jusqu’à ce que vous finissiez de rembourser. Le jour où vous finissez de rembourser, on peut maintenant divorcer ou se remarier et repartir.
Mais il y a autre chose, j’ai des idées très précises sur comment on peut aider à mobiliser de l’épargne. Parce qu’aujourd’hui, quand vous voyez les endettements excessifs que nous avons dans nos pays, même si ça reste dans des normes raisonnables, c’est quand même de l’endettement. Donc, comment je fais aujourd’hui pour rééquilibrer tout ça ? Cela veut dire qu’il faut travailler, disons, la mobilisation de l’épargne intérieure. Et pour que les gens épargnent, il faut que les gens aient de l’argent. Si les gens ne mangent pas, comment vous voulez qu’ils épargnent ? Donc, il faut créer des conditions pour qu’il y ait des emplois. Il faut qu’il y ait de l’emploi et que les gens travaillent et qu’on donne la confiance aux gens et pour que les gens épargnent. Ce n’est pas l’intelligence qui manque, ce n’est pas les compétences qui manquent, mais c’est juste une question de volonté et de leadership pour accompagner tout ça.
Quelles recommandations feriez-vous aux autres institutions financières africaines pour naviguer avec succès dans un environnement financier en pleine transformation et résister aux chocs futurs ?
Je veux dire qu’on n’arrête pas le vent. Il y a aujourd’hui un mouvement naturel vers la digitalisation de nos économies, la digitalisation de nos sociétés, la digitalisation de nos entreprises, la digitalisation de tous les secteurs de la vie. À partir de ce moment-là, nous devions prendre conscience et je pense que le Bénin fait un travail remarquable. J’y ai contribué modestement, l’autorité le sait, le président le sait. Aujourd’hui, le Bénin n’a pas se rougir puisqu’on a une vraie stratégie de l’administration intelligente. L’identité numérique, on a des fondations qui sont là. Donc, le numérique devient véritablement l’essence de nos développements. Pour moi, très sincèrement, nous sommes dans un mouvement de non-retour où nous devons accompagner la digitalisation. Et donc, il faut maintenant l’adapter à notre contexte. C’est pour ça que je pense que, très sincèrement, le pays doit travailler sur une vision prospective.
Interview réalisée par :
Sylvestre TCHOMAKOU & Abdul Wahab ADO