Les pays sous-développés souffrent de maux communs qui annihilent leurs efforts pour améliorer leurs situations économique et sociale. Pour ce faire, l’Union africaine (UA) a initié le projet de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) qui est entrée en vigueur le 30 mai 2019, sans l’adhésion du Bénin. A la faveur d’une interview, nous avons requis le concours d’un expert pour nous apporter plus d’éclairage sur ce projet et sur un certain nombre de problèmes auxquels sont confrontés non seulement les dirigeants africains mais aussi les populations qui composent ces nations.
Professeur de géographie à l’Université nationale du Bénin (UNB), actuelle Université d’Abomey-Calavi (UAC), ancien doyen de Faculté dans cette université de 1978 à 1981, John Igué a été ministre de l’Industrie et des petites et moyennes entreprises entre 1998 et 2001. Passionné par la géographie économique mais aussi par l’histoire de la civilisation yoruba, l’économie informelle et la place de l’Afrique dans la mondialisation, il est à l’origine de la création du Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (Lares), un centre de recherche indépendant, basé à Cotonou.
De même, il est l’auteur de plusieurs publications dont : Croissance et développement en Afrique de l’ouest ; La jeunesse en Afrique de l’ouest : un potentiel pour construire ; Le Bénin et la mondialisation de l’économie : les limites de l’intégrisme du marché ; Le territoire et l’Etat en Afrique : les dimensions spatiales du développement ; Frontières, espaces de développement partagé…Après avoir décortiqué le sujet ayant trait à la Zone de libre-échange continentale, John Ogunsola Igué, s’est prononcé sur le franc CFA, la corruption et les défis qui s’imposent à la jeunesse béninoise et africaine.
L’économiste du Bénin : Qu’est-ce que la Zone de libre-échange continentale peut apporter au Bénin ?
Le commerce inter africain est très faible, à l’exception de quelques rares pays. Nous échangeons à hauteur de 80% avec le monde extérieur. Cela veut dire que nous travaillons seulement pour le monde extérieur. Puisque nous participons à renforcer leurs productions contre les nôtres. Parce que nous ne consommons pas ce que nous produisons ici. Donc ça veut dire que toutes nos richesses, nous les dépensons à l’extérieur. C’est ça qui fait qu’on est toujours en situation de sous-développement depuis notre indépendance. C’est pour changer cela que les dirigeants africains ont voulu créer une zone de libre-échange. Pour lutter contre les entraves au commerce inter africain. Il y a trop de mesures protectionnistes entre les Etats. Ce qui empêche que le Bénin commerce avec le Nigéria, le Togo et les pays de la région. Encore qu’au niveau de la CEDEAO et de l’Uemoa nous avons faits des mesures qui permettent de faire le commerce. Mais les entraves que les dirigeants africains mettent au niveau de leurs frontières pour protéger leur économie empêche que les africains commercent entre eux. L’objectif de la zone de libre-échange c’est de lever ces entraves pour permettre à ceux qui ont des marchandises à vendre sur le continent de les vendre facilement afin que nous puissions améliorer le volume du commerce intra africain.
Si nous commerçons entre nous, nos ressources financières vont rester sur place. Ça va augmenter notre volume d’épargne. Mais si nous dépensons notre économie pour acheter à l’extérieur, ça veut dire que nous nous appauvrissons pour les autres. Vous voyez, les réserves de la Chine sont colossales aujourd’hui parce que la Chine vend à tout le monde. Tout le monde achète chinois. Donc cela fait que la Chine a beaucoup d’argent. L’avantage de la zone de libre-échange c’est que le Bénin puisse contrôler son propre épargne s’il arrive à placer des produits sur le marché africain parce qu’une chose est de créer la zone de libre-échange et une autre est de pouvoir en tirer profit.
Quels sont les défis auxquels seront confrontés les pays ayant intégrés la zone de libre-échange ?
Donc le problème qui est posé aux pays africains par rapport à la zone de libre-échange, ce n’est pas de créer la zone de libre-échange seulement, c’est de voir si les économies sont complémentaires, si nous avons des choses à vendre entre nous. Si tous les pays africains produisent du coton, qui va acheter du coton ? Si nous produisons tous du manioc, qui va nous l’acheter ? Donc avant de créer la zone de libre-échange, il faut voir si les économies sont complémentaires. Si ce n’est pas le cas, on peut créer la zone de libre-échange mais cela ne fonctionnera pas.
Tout en créant la zone de libre-échange, il faut que les pays se spécialisent. Qu’ils ne se copient pas. Qu’ils ne produisent pas les mêmes choses. Or, notre économie, sur l’ensemble du continent, c’est l’économie imposée depuis la colonisation, au profit de la colonisation. Nous n’avons jamais réussi à modifier la structure de notre économie. C’est pour cela aussi qu’on n’arrive pas à vendre entre nous.
Quelle influence la zone de libre-échange aura-t-elle sur le marché de l’emploi ?
Si nous arrivons à vendre entre nous et que nos épargnes restent sur place, avec ces épargnes on va créer d’autres emplois. Si vous avez de l’argent, vous allez diversifier vos activités. Si vous n’en avez pas, vous ne pouvez pas le faire. Donc, comme je vous l’ai dit plus tôt, si nous arrivons à contrôler notre épargne, sur place nous allons nous enrichir et avec cet enrichissement nous allons diversifier notre économie et créer des emplois aux jeunes.
Le lancement de la zone de libre-échange de l’Union africaine est-il un des prémices du processus qui pourra mener vers l’adoption de la monnaie unique en Afrique ?
L’Afrique n’a jamais parlé de monnaie unique. C’est la CEDEAO seule qui parle de la monnaie unique. On ne peut pas avoir une seule monnaie sur l’ensemble des 55 Etats que nous sommes. Pourquoi ? On a deux zones qui s’opposent au sein des 55 Etats que nous formons. Il y a la partie blanche et la partie noire. Tout le Maghreb, y compris l’Égypte et la Lybie ne regardent pas vers le sud. Ils regardent vers le nord. Parce qu’ils sont blancs. Donc ceux-là n’accepteront jamais d’avoir une monnaie unique avec les noirs. C’est pour cela qu’on parle aujourd’hui d’Afrique subsaharienne. Elle est noire et a un développement en retard par rapport à l’Afrique blanche. Tout simplement parce que nous parlons la langue d’autrui dans l’Afrique subsaharienne alors que les autres parlent leur propre langue. Et ça a facilité leur éducation. Ils parlent arabe et nous, nous parlons la langue d’autrui. C’est un handicap énorme à l’éducation de nos populations. Mais on ne veut pas changer. Sous le prétexte qu’il y a trop de groupes ethniques et qu’on ne sait pas quelle langue parler. Ce qui est une erreur. Donc, par rapport aux contraintes entre l’Afrique noire et blanche, il est impossible d’avoir une monnaie commune aujourd’hui. C’est un rêve.
Même au niveau de la CEDEAO, cela ne se fera pas de sitôt faute d’une institution forte capable de gérer cette monnaie unique.
L’abandon du franc CFA et l’adoption d’une monnaie unique au niveau de la CEDEAO, qu’en pensez-vous ?
C’est une très bonne idée. Mais elle ne va pas se concrétiser pour une simple raison : on ne peut pas faire une monnaie sans une autorité politique forte. La CEDEAO qui parle de ça n’est pas une autorité forte. Elle dépend des Etats, par son fonctionnement. Donc, elle n’est pas une autorité forte pour gérer une monnaie. Ce n’est pas la peine de s’embarquer vers des rêves qui ne peuvent pas se concrétiser. C’est la difficulté à faire la monnaie depuis. On pensait que c’était la France qui s’y opposait par rapport au franc CFA. Ça c’est vrai, mais ce n’est pas le plus grand obstacle. C’est le manque d’une institution forte pour gérer une monnaie qui reste aujourd’hui l’obstacle principal.
L’euro, la monnaie européenne, c’est la monnaie allemande. C’est l’Allemagne qui garantit le fonctionnement de l’euro. Les autres sont des satellites de l’Allemagne par rapport à l’euro. Pour vous le montrer, ces derniers temps, les autres Etats, à commencer par la France ont fait le bilan de ce qu’ils ont gagné depuis la création de l’euro jusqu’à ce jour. Pris individuellement, les français ont perdu 50.000 euros sur leur épargne, les allemands ont gagné 30.000 euros. C’est la preuve que c’est une monnaie allemande proposée aux autres Etats. Et c’est l’Allemagne qui garantit son fonctionnement par sa puissance économique. Ce n’est pas l’Union européenne.
Le franc CFA et les accords secrets qui y sont liés constituent-ils le premier mal qui confine l’Afrique dans la nasse du sous-développement ? Sinon, quel peut-être ce mal ?
Pour nous, qui utilisons le francs CFA, depuis l’indépendance jusqu’à présent, nous n’avons pas progressé. Par contre, les autres qui utilisent leurs propres monnaies progressent. Pourquoi ? Parce que dans la zone CFA le transfert sans contrepartie que permet la monnaie est un gros handicap à notre propre épargne. Tous les riches des huit pays qui utilisent le franc CFA, on ne sait pas où ils déposent leurs richesses. Donc l’effort que nous fournissons part vers l’étranger. Par contre dans les zones à monnaie non convertible, leurs banques centrales ont une politique de contrôle de change. Et par rapport à cette politique, il est impossible de transférer à l’étranger sans l’autorisation de la banque centrale. Ce contrôle permet à la banque centrale de réguler le transfert de devises et imposer à ces riches un quota à investir dans le pays. Du coup, ce contrôle de change promeut la richesse nationale. C’est pour cela que le Nigéria a des gens comme Dangote et que la Côte d’Ivoire n’en a pas. Encore moins le Sénégal. Ce transfert sans contre partie joue contre la progression du PIB dans la zone CFA. Si, on essaie de diversifier l’économie la ponction sur la richesse est trop forte. C’est Le premier inconvénient du franc CFA.
Le deuxième inconvénient c’est que notre économie n’est pas forte par rapport à une monnaie forte. Comme il n’y a pas de souplesse dans le taux d’échange du franc CFA, nous sommes pénalisés par rapport à la fluctuation du marché de change sur le plan international. Cela nous handicape énormément.
Et puis troisième inconvénient, vous ne pouvez pas avoir des bénéfices sur une monnaie que vous ne contrôlez pas. Voilà les trois handicaps du franc CFA aujourd’hui.
Le Bénin est auréolé d’une croissance économique encourageante alors que la population n’en ressent pas les effets. Quelle lecture faites-vous de cette situation ?
C’est une pure et simple manipulation. Parce que c’est le pouvoir qui dicte le taux de croissance et c’est le pouvoir qui donne le chiffre qu’il veut. Si la croissance était réelle, la pauvreté des populations ne serait pas grande. Si les gens sont pauvres aujourd’hui, ça veut dire qu’en termes de croissance réelle, il n’y a rien. C’est de la manipulation des chiffres simplement. Si les gens sont pauvres d’où vient alors la croissance ? La croissance ne peut venir que du travail des gens. Et ils sont pauvres. Avec quoi ils financent le travail ?
Des économistes soutiennent qu’il faut une croissance stable sur plusieurs années consécutives avant que les populations d’un pays ne puissent en ressentir les effets. Qu’en dites-vous ?
C’est vrai. Cela veut dire que si vous avez une croissance stable, les avantages de cette croissance vont permettre aux populations d’avoir des revenus stables. Or quand les populations ont des revenus stables, elles sont plus heureuses et peuvent travailler davantage. Donc cette théorie n’est pas fausse. Mais à condition que les chiffes qu’on utilise soient basés sur la réalité. Ce qui n’est pas le cas pour la plupart des pays africains. C’est des taux conventionnels. Qui ne traduisent pas forcément la réalité.
Quelles sont les actions à poser pour mener le Bénin vers un développement durable ?
C’est de ça qu’on parle depuis l’indépendance. Premièrement, qu’il n’y ait plus de vol au niveau du secteur public. La ponction à partir du vol dans les caisses de l’Etat est énorme. Et ce qu’on vole, on ne sait pas ce que les dilapideurs en font. Même s’ils font quelque chose avec, ils investissent dans les secteurs non productifs comme les bâtiments. Quand vous avez de l’argent et que vous construisez une tour de 10, 20 étages, vous avez tué l’argent. Cet argent est mort dans les briques. Or ceux qui volent l’Etat aujourd’hui, c’est ce qu’ils font avec. S’ils ne construisent pas avec, ils gaspillent cela sur les femmes.
C’est ce vol qui fait que depuis l’indépendance jusqu’à ce jour, on n’avance pas. Le vol est trop important. Et le fruit de ce vol, c’est pour améliorer le tissu urbain seulement, pas pour faire le développement.
Entre le franc CFA et la corruption, qu’est-ce qui handicapent le plus l’essor de l’Afrique ?
C’est la corruption. Parce la corruption est généralisée. Or comme je vous l’ai dit, la majorité de l’argent de la corruption est gaspillée. Parce que dépensé dans des secteurs non productifs. On va se promener avec. On augmente le nombre de femmes et de villas. Tout ça n’est pas de la production. C’est pour cela que la corruption est le plus grand mal des sociétés africaines. Comme c’est un phénomène généralisé, on est là-dedans. Pour montrer que ce n’est pas un phénomène africain, les paradis fiscaux sont créés pour gérer l’argent sale. Quand on parle d’argent sale cela veut dire l’argent volé. Donc la corruption est le plus grand mal. Ce n’est pas le franc CFA.
Le franc CFA intervient là-dedans parce qu’il facilite cela. Puisque si vous volez, vous pouvez transférer ça à l’étranger sans contrepartie. C’est là où le franc CFA a des liens avec la corruption. Mais cette dernière constitue le plus grand danger qui pèse sur les pays africains. Entraînant des conséquences catastrophiques.
Pensez-vous que l’Afrique pourra vaincre la corruption, un jour ?
La corruption est liée à un phénomène important : la prise de conscience des citoyens. C’est pour cela qu’on a exigé la démocratie. Ce qu’on espérait de la démocratie n’est pas forcément l’alternance au pouvoir : c’est l’éducation des citoyens. C’est l’Etat de droit. Que chacun ait ses droits. Donc quand il n’y a pas de démocratie, tout est permis. C’est pour cela que la seule manière de régler la corruption c’est que la démocratie devienne effective. Et que les gens connaissent leurs droits. C’est la démocratie qui permet cela.
L’avantage de l’alternance, c’est que ça fait changer à l’intérieur du système de l’Etat les groupes. Et il y rotation des bienfaits de l’Etat. Les bienfaits ne sont plus monopolisés par un clan. Cette rotation permet d’instaurer au niveau de la nation, un minimum de justice qu’on appelle l’équité. Mais quand c’est un même groupe qui tient le pouvoir tout le temps, il n’y a pas justice ni équité. C’est l’avantage de l’alternance. C’est par là qu’on peut régler tous ces problèmes. C’est pour cela que les pays qui fonctionnent le mieux aujourd’hui, c’est les pays où les citoyens ont une conscience très forte de leurs intérêts. Or c’est le rôle des partis politiques de former des citoyens. C’est en cela que la démocratie devient nécessaire.
Avez-vous une préoccupation particulière à aborder ?
La seule préoccupation que j’ai à aborder c’est concernant la jeunesse. Il faut qu’elle change de comportement, sur beaucoup de points. Premièrement, elle est mal formée. Elle n’est plus intéressée par le travail bien fait. Même quand on veut la former, elle n’est pas intéressée. Les jeunes sont pressés de s’enrichir. C’est le plus grand mal de nos sociétés aujourd’hui. Donc si j’ai un appel à lancer, c’est en direction de la jeunesse. Qu’elle ne soit plus l’objet de manipulations par toutes les forces qui agissent dans les sociétés africaines. Et ces forces sont multiples. A commencer par les mouvements évangéliques, le fondamentalisme musulman, le fondamentalisme des sectes.
Les jeunes ne savent pas là où ils vont. Du coup, ils ne peuvent plus devenir le fer de lance d’un changement qualitatif et durable. Cela est très dangereux. C’est le seul appel que je lance. Si les jeunes ne se battent pas pour dire que c’est eux les fers de lance et du changement de l’avenir, rien ne se fera dans nos pays. Or, les jeunes aujourd’hui, sont pressés de s’enrichir. Sans se demander si on peut s’enrichir sans travailler. Du coup, ce sont les jeunes qu’on utilise aujourd’hui pour faire de la forfaiture dans nos sociétés. Les jeunes sont dans tous les coups bas de nos sociétés. Nous quand on était jeunes, on n’était pas comme ça. On était mus par des idéaux très élevés. Le travail bien fait, la probité, la fierté… Mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas de la jeunesse. La jeunesse africaine est en crise profonde. Ce n’est pas de sa faute. Mais à un certain moment elle doit prendre conscience qu’on ne l’a pas bien formée. La preuve, quand nous, on était jeunes, on avait des mouvements estudiantins solides qui veillaient. Mais aujourd’hui il n’y a plus d’organisations de masse représentatives et cultivant des valeurs au niveau des étudiants et de la jeunesse. Et eux-mêmes ne veulent pas se révolter pur pouvoir défendre leurs intérêts. Ils font le jeu de la facilité. C’est ça le souci que j’ai. Parce que l’avenir d’un pays dépend de sa jeunesse. Et si celle-ci n’est pas consciente, si elle est engagée dans les mauvaises actions, l’avenir est sombre. La question de la jeunesse est préoccupante. Même si l’Etat ne fait rien pour elle, elle-même devrait se battre. C’est ça l’appel que je voudrais lancer.