L’amélioration des opportunités d’emploi en Afrique est un enjeu majeur de la politique de développement. Compte tenu du nombre de jeunes Africains qui devraient entrer sur le marché du travail au cours des deux prochaines décennies, cela restera sans aucun doute une préoccupation.
Issa SIKITI DA SILVA
La problématique de l’emploi des jeunes émane de Louise Fox et du professeur Landry Signé, deux éminents experts de la Brookings Institution, un think-tank américain basé à Washington.
Dans un continent où les inégalités sociales auraient atteint des proportions alarmantes, trois pays – l’Afrique du Sud (34,4%), la Namibie (33,4%) et le Nigeria (33,3%) – se distinguent parmi les autres à cause de leurs taux de chômage décrits par Bloomberg comme les plus élevés au monde. Mais depuis un certain temps, la Quatrième révolution industrielle (4RI) a commencé à frapper à la porte du continent, insinuant le message d’une solution ‘’magique’’ à son problème chronique de chômage.
Route menant à ce grand rêve
Dans un rapport publié en mars 2022 par la Brookings’ Africa Growth Initiative, Landry Signé et Louise Fox font des projections. Ils suggèrent que le déploiement de la technologie 4RI pourrait conduire à la création de nouveaux emplois salariés, pour la plupart formels, pour la main-d’œuvre qualifiée. Ces emplois vont concerner notamment les services. Plutôt que d’être économe en main-d’œuvre (comme dans le secteur manufacturier), la technologie complète la main-d’œuvre.
« L’utilisation de la technologie numérique et de la 4RI pourrait également améliorer les revenus dans le secteur informel, réduisant ainsi le risque d’aggravation des inégalités de revenus associées aux primes de compétences dans le secteur formel », indique le rapport intitulé « From Subsistence to Disruptive Innovation: Africa, the Fourth Industrial Revolution, and the Future of Jobs ».
Cependant, la route menant à ce grand rêve semble longue et glissante, car, certains afro-pessimistes prédisent déjà que le continent pourrait être incapable de s’offrir le billet de ce voyage de la 4RI, parce qu’il serait « trop coûteux » et roulerait « à grande vitesse ». Et c’est à cause de ce que certains observateurs qualifient de « défis insurmontables » ou quelque chose comme cela.
Landry Signé et Louise Fox citent des problèmes et des défis tels que l’absence des politiques publiques, la faiblesse de gouvernance, les mauvaises structures réglementaires de l’Afrique. Toute cette situation décourage l’entrée et la croissance des entreprises, ainsi que la bureaucratie excessive et la corruption qui découragent les investissements nationaux et étrangers.
A en croire ces deux experts, iI existe également des problèmes tels que des lacunes dans les infrastructures physiques et numériques et l’accès limité à la technologie, l’accès au financement, et le manque de compétences adéquates.
Résoudre les problèmes épineux
Dans une interview accordée exclusivement à L’Economiste du Bénin, Poorva Karkare, responsable des politiques au Centre européen de gestion des politiques de développement (ECDPM), a déclaré qu’il n’était pas certain que les technologies 4RI permettront de réaliser cet exploit. « La question qu’on doit se poser, est de savoir si réellement, ces technologies vont résoudre les problèmes épineux auxquels les pays en développement sont confrontés, compte tenu de leur contexte spécifique ».
« Même les pays à revenu intermédiaire comme l’Afrique du Sud ont des difficultés à mettre en place des conditions favorables pour profiter des opportunités que présentent ces nouvelles technologies », souligne cette experte d’origine indienne basée à Maastricht, aux Pays-Bas.
Premièrement, poursuit-elle, les décideurs politiques doivent bien comprendre le contexte de leur pays et cette première étape est nécessaire pour espérer atteindre ces objectifs. « Après un tel diagnostic et l’identification de ces problèmes, des solutions peuvent alors être recherchées dans la technologie 4RI, ou toute autre technologie si elle aide à résoudre le problème identifié ».
« Les décideurs politiques ne doivent pas être distraits par les véritables défis de la transformation structurelle qui va amener à atteindre les objectifs de création d’emplois, de fourniture de services – y compris la santé, l’éducation et les infrastructures et tant d’autres. Sinon, il y a un risque qu’ils mettent en œuvre des solutions et essaient ensuite d’adapter leurs problèmes plutôt que l’inverse ». A en croire cette économiste spécialisée en développement, la diffusion des technologies et leurs avantages nécessitera une grande coordination entre le gouvernement ainsi que le secteur privé et la vaste société civile, qui ont tous des mandats et des intérêts différents.
De son côté, Dr Bruce Byiers, économiste du développement et responsable de l’économie régionale africaine à l’ECDPM, a dit à L’Economiste du Bénin que les technologies 4RI étaient un domaine très nouveau où le secteur privé est en avance sur la courbe et où les gouvernements ont du mal à trouver comment promouvoir les investissements tout en les réglementant.
Par conséquent, soutient Karkare, avant de se lancer dans un projet d’une telle ampleur où le secteur privé est bien en avance, les gouvernements doivent s’engager dans une consultation plus étroite avec le secteur privé.
« Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas dans de nombreux pays. Il n’y a tout simplement pas de plateforme où un dialogue franc et honnête pourrait avoir lieu, en dehors des grandes entreprises qui peuvent avoir un accès direct aux décideurs », regrette Poorva Karkare.
Une technologie trop chère ?
Cependant, avoir les meilleures politiques en place et s’engager dans une consultation franche et fructueuse avec toutes les parties ne signifie pas nécessairement que l’accès au financement sera garanti. Selon Landry Signé et Louise Fox, la technologie 4RI coûte cher et les coûts fixes élevés doivent être financés. Malheureusement, déplorent-ils, l’accès au financement est l’un des plus grands défis pour les entreprises de haute technologie, non seulement pour l’acquisition de technologies, mais aussi pour la mise à l’échelle des opérations.
Selon Shireen Ramjoo, une spécialiste experte en technologie, le bilan de l’Afrique en matière de soutien et de développement des start-ups est une histoire malheureuse.
« Je pense qu’à cause de cela, la plupart des start-ups technologiques échouent, et l’importance de créer des opportunités pour plus de financement n’est pas davantage privilégiée, même si c’est un secteur qui a besoin d’une grande injection financière pour prospérer », déplore la PDG de Liquid Crypto-Money, une start-up basée à Johannesbourg.
Elle poursuit : « Certains pays ont encore une législation en place qui n’est pas avant-gardiste et adaptative, qui interdit et entrave également la croissance de ces entreprises ».
Considérés avec plus de prudence par les investisseurs, les investissements financiers lourds des entreprises innovantes africaines sont parfois difficiles à supporter, et actuellement, seules 20% des PME africaines sont éligibles au crédit bancaire et 87% des start-ups n’ont pas accès au financement, selon l’Agence française de développement (AFD).
Ramjoo exhorte les secteurs privé et public à travailler ensemble pour concevoir des plans visant à soutenir et à développer les start-ups.
« Cela permettra d’encourager davantage l’augmentation des budgets financiers dans cette filière. Un taux de réussite plus élevé au cours de la durée de vie des start-ups pourrait également encourager les investisseurs en capital-risque à investir davantage dans ce secteur », affirme cette experte sud-africaine.
Selon l’AFD, un soutien technique et financier approprié et le renforcement d’un écosystème favorable sont essentiels pour encourager l’entrepreneuriat innovant sur le continent africain.
Par ailleurs, la gouvernance est également un autre problème qui pourrait faire reculer la 4RI sur le continent. La faiblesse de la gouvernance et les structures réglementaires médiocres de l’Afrique découragent actuellement l’entrée et la croissance des entreprises, qui sont une condition préalable à la transformation économique.
Chloe Teevan, responsable de l’économie numérique et de la gouvernance à l’ECDPM, a déclaré que la révolution numérique a donné lieu à une multitude de défis supplémentaires en matière de gouvernance, car une multitude de réglementations et de politiques supplémentaires sont nécessaires pour répondre aux nouveaux défis que pose la révolution numérique.
« Par exemple, les lois sur la protection des données et les stratégies de cybersécurité sont essentielles pour les investisseurs dans les industries numériques et même pour l’industrie 4.0 au sens large, qui utilisera de plus en plus des technologies telles que l’Intelligence Artificielle AI), afin d’augmenter la productivité », explique-t-elle.
« À l’heure actuelle, on estime que l’Afrique perd jusqu’à quatre milliards de dollars à cause de la cybercriminalité chaque année. Les politiciens sont conscients de ce défi (par exemple, la déclaration de Lomé sur la cybersécurité), mais s’attaquer à ces problèmes nécessite également des investissements dans les capacités et les infrastructures », renchérit Chloe Teevan.